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L'évolution du sport et sa place dans la société actuelle

Interview de Thierry TERRET

<< On peut parfaitement lire l’état d’une société, ses valeurs, son idéologie, non pas à travers le sport lui-même, mais à travers son utilisation >>.

Entretien avec Thierry Terret,  professeur d’histoire des sports à l’Université Claude Bernard – Lyon 1, directeur adjoint du Centre de recherche et d’innovation sur le sport (CRIS) et président de la Société internationale d’histoire du sport et de l’éducation physique (ISHPES).

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Date : 30/11/2004

Les activités physiques de types sportives existent depuis longtemps, puisqu’en Grèce ancienne déjà on en trouve de nombreux exemples. Comment expliquer que l’histoire des sports soit, elle, une discipline récente ?

Le discours historique lié au sport a longtemps été ambigu. Dès Coubertin, l’idée que le sport existe depuis l’Antiquité est mise en avant pour illustrer une permanence des sports. Mais ce n’est qu’une apparence de continuité car les choses sont bien plus complexes. En réalité, le sport d’aujourd’hui n’est pas le prolongement du sport antique ; il est le résultat d’une « histoire » spécifique, dans une configuration sociale particulière. Pour la comprendre, il était nécessaire de développer une réflexion plus scientifique, telle qu’elle a pris forme dans les années 60 aux États-Unis. Il est vrai que l’histoire du sport, comme discipline, a eu du mal à s’imposer dans la communauté des historiens et qu’elle n’y est réellement parvenue que depuis une dizaine d’années en France.

 

Quels sont les grands enseignements de l’histoire des sports ?

Que les sports sont passés par diverses grandes périodes historiques et sont traversés par les grandes transformations de la société. Cela permet de comprendre que le sport est une pratique sociale et que les valeurs qu’il porte sont avant tout celles de la société dans laquelle il est pratiqué.

 

Où et comment le sport moderne naît-il ?

En fait, deux modèles différents naissent en Grande Bretagne, fin 18e- début 19e, dans un contexte protestant et victorien qui a conduit à codifier et à institutionnaliser le rapport au corps. Les membres de la gentry agricole ont pris l’habitude de se confronter entre eux, soit directement soit indirectement par l’intermédiaire de leurs laquais. Ces derniers finiront par se vendre aux plus offrants, donnant progressivement naissance à un marché professionnel. Mais le sport amateur moderne va naître un peu plus tard, dans les années 1820-1850, toujours en Grande-Bretagne, mais cette fois dans les grandes écoles suite à un mouvement de réforme. Les activités physiques traditionnelles de ces écoles sont canalisées et utilisées à des fins éducatives. C’est la naissance du sport comme instrument de maîtrise du corps et comme discipline. Le sport acquiert une dimension pédagogique. Les étudiants qui sont passés par ces grandes écoles vont prolonger leur pratique sportive au-delà de leurs études et fonder un sport amateur qu’on peut qualifier de bourgeois. 
Dès les années 1860-1870, le modèle anglais va se diffuser en Europe continentale et en Amérique du Nord. Mais le modèle ne s’imposera pas sans résistances ni sans adaptations locales. En France, par exemple, la culture de la gymnastique — héritage patriotique traversé de considérations solidaristes et populaires — va résister à ce modèle. Toutefois, des clubs vont s’organiser, fondés par un courant réformateur emmené notamment par Coubertin ou de Saint Clair qui considèrent le sport comme un élément de culture et d’éducation.

 

Le sport devient alors un phénomène planétaire ?

Oui. L’ensemble du globe est progressivement touché, notamment lorsque les élites des colonies accèdent au sport. Mais cette mondialisation coïncide avec une mutation beaucoup plus profonde produite par la première guerre mondiale. Avant 1914, les JO sont une grande foire. Après, on prend conscience que les sports sont un révélateur de la puissance d’un état. Pour les Français, cette prise de conscience remonte aux Jeux Interalliés de 1919 organisés à Paris par les Américains qui y montrent leur supériorité sportive, comme si elle était attachée à leur supériorité militaire et économique. Au sortir de la guerre, la construction d’un stade à Paris — qui manque alors totalement d’équipements — marque les esprits et conduit aussi l’État à comprendre les enjeux du sport. La presse sportive se développe et consacre la « figure du champion » qui devient une sorte de héros national. Dans les années 30, la conscience que le sport révèle le politique prend une nouvelle force avec la fascisation du sport. Une radicalisation de l’instrumentalisation du sport qui atteint son paroxysme à l’occasion des JO de Berlin en 1936. Le sport devient alors un élément à part entière des relations internationales.

 

Comment le sport contemporain évolue-t-il ?

Pour un état, le sport conserve toujours un enjeu international. Être accepté par le CIO est aussi important pour un jeune état qu’être reconnu par l’ONU. Mais le sport subit une nouvelle mutation, économique, celle-là. On constate une « marchandisation » du sport qui se manifeste à travers le passage de l’amateurisme à la professionnalisation, la mise en spectacle des épreuves ou la médiatisation des « dérives du sport », comme la violence, le dopage, etc., qui existent pourtant depuis longtemps.

 

Vous parlez du sport comme renvoyant à la « représentation de la puissance d’un état ». On est loin du sport « pont entre les peuples et les cultures ». Comment expliquer ces représentations contradictoires ?

Pour la raison, encore une fois, que le sport n’a pas de valeurs propres mais qu’il reflète celles d’une société. Il faut donc moins parler des « valeurs » du sport que de l’usage que l’on fait du sport. Et de la même façon que les valeurs d’une société ne sont pas toujours homogènes, les valeurs du sport ou l’usage qu’on en fait n’est pas toujours univoque. On peut lire parfaitement l’état d’une société, ses valeurs, son idéologie, non pas à travers le sport lui-même, mais à travers son utilisation et son exploitation. Une même pratique peut être utilisée de manière totalement différente par des pays totalitaires ou démocratiques. Le 100 m des jeux de 1936, reste le 100m des jeux de 1936, mais sa médiatisation et son utilisation renvoient au contexte politique d’une époque marquée par la montée du nazisme.

 

Toujours pour souligner le même « grand écart » dans les valeurs sportives, on constate que le sport est tiraillé, d’un côté par l’importance de la victoire — qui n’accorde que peu de reconnaissance à l’effort des vaincus — et, de l’autre, par la mise en avant des valeurs d’effort, de participation — qui minimisent le prix de la victoire. Est-ce là-encore le reflet de valeurs qui ont cours dans d’autres champs de la société ?

Oui, le sport est contradictoire parce qu’il porte les contradictions de notre société. Pour ce qui est du débat sur l’opposition des valeurs « effort » / « victoire », il remonte aux années 60, lorsque le sport est devenu le support de l’éducation physique dans les écoles. La problématique était celle-ci : « Si le sport est synonyme de victoire à tout prix, alors où sont ses valeurs ? » Mais dès lors que le sport est perçu comme le résultat d’un effort, alors cela peut cadrer davantage avec l’école et l’apprentissage. On a donc prôné un sport éducatif, nettoyé de toutes ses dérives (dopages, victoire à tout prix, etc.). Cette notion de « sport éducatif » naît chez Coubertin. Elle est au cœur des pédagogies qui ont voulu renouveler le sport et, à bien des égards, on est encore aujourd’hui dans cette entreprise de « nettoyage » du sport. Quand l’école veut enseigner une pratique sociale, elle l’adapte aux exigences scolaires et aux valeurs de l’école. Ce processus s’appuie donc sur une sélection des valeurs qui confortent les choix traditionnels de l’école. Mais ce n’est pas si simple. Lorsqu’on enseigne le foot à l’école, les gamins ont en tête Zidane et le modèle de l’excellence. L’enseignant, lui, ne peut pas les faire jouer sur la base de ce modèle mais doit, au contraire, faire en sorte, par exemple, que tous les élèvent participent également, même les moins bons.

 

En France, le football est le sport populaire par excellence. Y a-t-il des sports plus porteurs d’identité que d’autres ?

Oui. Mais encore une fois, cela tient à des considérations sociologiques et non aux sports eux-mêmes. A priori, le rugby n’est pas censé être plus porteur d’identité que la natation. En Hongrie par exemple, le water-polo a autant d’importance que le Rugby en France. Le fait que tel ou tel sport soit plus porteur d’identité est lié à l’histoire d’une société, d’où des situations paradoxales comme celle du football. Le football est le premier sport dans le monde. Il est celui qui compte le plus de licenciés, qui rassemble le plus grand nombre de spectateurs, qui génère le plus d’argent, et pourtant, la première puissance du monde, les États-Unis, ne le pratique pas, ou quasiment pas !

 

En France, depuis plus de 20 ans, la représentation la plus commune du sport veut qu’il soit porteur des valeurs républicaines et que la pratique sportive soit un apprentissage de la citoyenneté. Quel regard portez-vous sur cette utilisation du sport ?

Il y a un malentendu complet auquel souscrivent tant les politiques que les pédagogues. Il s’agit d’un discours ancien qui remonte à Coubertin et qui, en résumé, consiste à dire que les valeurs imprègnent le pratiquant dès lors qu’on l’amène à jouer. Un peu comme s’il suffisait de taper dans un ballon pour devenir un bon citoyen. C’est une vision idyllique de la pratique sportive qui repose sur deux erreurs. La première est de penser que le sport aurait des valeurs en soi. En réalité, on peut faire du sport une pratique totalement antidémocratique, surtout si on appuie les notions de compétitivité, de sélection du meilleur, etc. La seconde erreur est de penser que certains sports seraient plus éducatifs que d’autres, et notamment lorsqu’ils sont pratiqués en club. En fait les pratiques informelles, dites « sauvages » sont tout aussi instutionnalisantes que les autres. Les gamins qui jouent à Parilly ou dans les rues construisent autant de formes de reconnaissance de l’autre ou de respect de l’autre que ceux qui jouent en clubs. Or toutes les politiques d’utilisation du sport développées pour lutter contre les formes de violence et de délinquance ont tenté d’utiliser les pratiques informelles pour pousser les jeunes vers les clubs au lieu de donner plus de moyens aux pratiques de rues.

 

D’autres « mythologies sportives » ont-elles valeur d’évidence ?

Le sport a généré beaucoup d’attentes, mais il accentue parfois des travers que la société veut corriger. Par exemple, le milieu du sport est l’un de ceux où le machisme est le plus présent. La mixité n’y est pas pensée, n’y est pas autorisée, etc. Pire, le sport est souvent une école de la masculinité qui nourrit le machisme. La représentation actuelle du sport repose sur une biologisation de l’homme et sur la dissymétrie homme/femme, la biologie de l’homme étant présentée comme étant supérieure à celle de la femme. Le sport est une mise en scène de cette supériorité. C’est une représentation ségrégante dont les femmes sont les premières victimes. Mais il serait faux de penser qu’elles sont les seules concernées : les hommes aussi sont victimes de cet idéal. Dans l’imaginaire, c’est par le sport qu’on « apprend à devenir un homme », à souffrir, mais aussi à stigmatiser celui qui n’adopte pas le modèle. Ce qui fait penser que la violence n’est pas toujours accidentelle ; on a imaginé longtemps qu’elle portait une dimension initiatique de la masculinité alors qu’elle est en fait un élément de la « pédagogie » sportive.

 

Pourtant si les politiques publiques ont utilisé le sport pour lutter contre les discriminations, il y a bien des discriminations admises comme la ségrégation par genre. Y a-t-il une alternative ?

La ségrégation par genre peut paraître légitime. Elle est d’ailleurs tellement ancrée dans les mentalités qu’elle paraît nécessaire au plus grand nombre. Pourtant, elle n’est pas une fatalité. On pourrait construire les pratiques sportives tout à fait autrement. Les gays et lesbiennes qui souffrent de cette discrimination, ont inventé d’autres manières de faire du sport qui ne sont plus centrées sur la compétition, mais sur des critères comme la convivialité, l’échange, la technicité du geste et sa perfection. Il est vrai que certaines activités sportives se prêtent davantage à cela. La gymnastique, par exemple, pourrait être mixte, mais, aujourd’hui, c’est encore impensable.