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Principe de précaution et bioéthique

Interview de Françoise TOURAINE-MOULIN

<< La bioéthique est née du fait de l’explosion de découvertes >>.

Entretien avec Françoise Touraine-Moulin, Chef de service du laboratoire d’immunologie à l’hôpital Neurologique de Lyon (Hospices Civils de Lyon - HCL).

Biologiste, pharmacienne de formation, avec un cursus scientifique réalisé en immunologie, Françoise Touraine-Moulin s’intéresse depuis de nombreuses années aux problèmes éthiques liés aux recherches réalisées sur l’ensemble du monde du vivant, et plus particulièrement à l’éthique des Biotechnologies, dans leurs applications en matière de santé humaine. Chargée de mission pour les Biotechnologies et la Bioéthique au Ministère de la Santé de 1993 à 1995, puis au Ministère de la Recherche et de la Technologie, elle a ensuite été Attachée scientifique auprès de l’Ambassade de France à Washington (USA). 

Au cours de ces différentes expériences professionnelles, Françoise Touraine-Moulin a été confrontée à l’émergence puis à l’"explosion" des nouvelles technologies, donnant lieu à des innovations à la fois riches de promesses mais également porteuses d’angoisses et de risques, tels l’instrumentalisation du corps humain ou les dangers de dérives eugéniques. Elle participe à des groupes de réflexion sur la Bioéthique et enseigne l’Ethique dans plusieurs universités.

Propos recueillis  pour l'Agenda Santé-Lyon métropole n°1.

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Date : 24/07/2003

Comment vous êtes-vous intéressée à la bioéthique ?
Depuis une quinzaine d’années, la démarche éthique a été le complément indispensable de mon implication au sein du laboratoire dans le domaine de l’immunologie. Le laboratoire que je dirige est spécialisé dans la réalisation du diagnostic biologique des déficits immunitaires et du suivi des patients qui en sont atteints. Il peut s’agir de malades ayant un déficit congénital ou acquis (SIDA, greffes de moelle, d’organes…). L’une de mes premières activités de recherche a été de réaliser la surveillance de la reconstitution immunologique d’enfants ayant un déficit immunitaire combiné sévère congénital. Ce déficit nécessitait leur mise en environnement stérile sans quoi ils mourraient en quelques semaines. Ces enfants, connus sous le nom de " bébés bulles ", étaient traités par injection de cellules fœtales, prélevées sur des tissus provenant d’avortements thérapeutiques. Ainsi, nous avions l’espoir de parvenir à une reconstitution de leur réponse immunologique. La question de l’utilisation de tissus fœtaux humains engendre naturellement une réflexion éthique. Le premier avis du Comité National Consultatif d’Ethique (CCNE), mis en place en 1983 par le Président de la République, avait pour titre : " Avis sur les prélèvements de tissus d’embryons et de fœtus morts, à des fins thérapeutiques, diagnostiques et scientifiques (22/5/1984) ". Depuis lors, les découvertes scientifiques ont rendu possible, à partir des cellules souches embryonnaires humaines, la création de lignées de cellules totipotentes, capables de se différencier pour potentiellement permettre la reconstitution de tous les tissus du corps humain. Cela a entraîné un espoir fantastique d’utilisation thérapeutique dans des pathologies comme le diabète, les maladies neuro-dégénératives... Mais cela pose également le problème de l’utilisation des cellules embryonnaires humaines : avons nous le droit d’utiliser ces cellules ? Pouvons-nous dévier le processus qui fait que la finalité d’un embryon est de devenir un être humain, en utilisant l’embryon pour développer de nouvelles thérapies ? Plus généralement, cela introduit la question du statut de l’embryon et de sa place dans la Société. Le respect de la Dignité Humaine n’est-il pas alors menacé ? Ne courrons-nous pas le risque d’un détournement des cellules reproductives humaines dans le sens d’une dérive eugénique? Le dernier exemple que je prendrai de l’intérêt d’une démarche éthique porte sur le devenir des embryons surnuméraires créés dans le cadre de la Procréation Médicale Assistée. Que faire de ces embryons humains congelés ? Depuis 1994, il y a obligation légale de les conserver durant un délai de cinq ans. Pendant ce délai, les embryons peuvent être " abandonnés " par les parents s’ils ne veulent pas d’autre enfant, ou donnés à un autre couple avec l’accord des géniteurs. Passés ces cinq ans, les embryons doivent être détruits. Personne jusqu’à aujourd’hui n’a pris la responsabilité de leur destruction. Or, entre 1994 et 1998, des évolutions scientifiques ont eu lieu. Elles permettent d’envisager de manière nouvelle l’utilisation de ces embryons dans la recherche thérapeutique. Ces embryons surnuméraires peuvent être une ressource pour obtenir des cellules souches. Aujourd’hui des centaines de milliers d’entre eux sont conservés en France et dans la future loi de Bioéthique, sous conditions très strictes, ils pourront être utilisés à des fins scientifiques et thérapeutiques. La bioéthique est née du fait de l’explosion de découvertes scientifiques qui peuvent «modifier» l’homme.  Cet exemple montre bien que la Bioéthique s’adapte à l’évolution scientifique, tout en poursuivant comme objectif ultime le respect de la personne humaine et de sa dignité, valeurs qui se trouvent dans les textes fondateurs, tels que la Déclaration Universelle de 1948.

Le questionnement éthique s’est imposé à vous à partir de votre pratique hospitalière. Vient-il aussi " naturellement " à l’ensemble des scientifiques et des praticiens hospitaliers ?
Ceux qui se posent des questions éthiques sont, de manière naturelle pourrions-nous dire, les chercheurs ainsi que les praticiens en relation avec les patients. Au fond, l’Ethique est la morale de la science et tout citoyen est concerné en son âme et conscience. Aux Etats-Unis, il a été amorcé une réflexion en " Bioethics " dans les années 1970. Elle concernait les impacts de la recherche scientifique sur l’être humain. En France, dans ces mêmes années, la réflexion éthique n’était pas encadrée sur le plan législatif. Une démarche institutionnelle s’est mise en place au fil des années, sous l’égide d’une structure totalement originale, le Comité Consultatif National d’Ethique (CCNE). Il a mis en place des garde-fous. Les lois de Bioéthique (juillet 1994) ont placé la France dans une position pionnière ; elles sont nées du résultat de cette réflexion et des nombreux rapports rendus sur ces questions. Il convient de rappeler que la Bioéthique est née du danger de dérive, et notamment de dérive eugénique, suscitée par l’explosion des découvertes scientifiques (principalement de la génétique), qui peuvent " modifier " l’Homme. La Bioéthique a donc une grande nécessité dans le contexte sociétal actuel. Elle ne peut prétendre édicter une nouvelle morale valable pour tous. Elle doit tenir compte du caractère pluraliste de nos sociétés. Avant d’être un ensemble de règles, c’est une démarche ouverte, liée à un mode de discussion sur les valeurs. L’Ethique est un carrefour pluridisciplinaire, où se côtoient des médecins, des philosophes, des industriels, des théologiens… Enfin, si la réflexion Bioéthique existe, c’est qu’un trilogisme s’est instauré entre le scientifique, le politique et la société civile. Elle permet d’apporter une aide à la prise de décision, à un moment donné et en l’état des connaissances actuelles.

L’hôpital Neurologique de Lyon abrite une structure de valorisation de la recherche, NeuroBioTec Services. Quelle est sa fonction ?
Nous avons été à l’initiative de la création du Centre de Ressources Biologiques (CRB), NeuroBioTec Banques (NBT-B). Il s’agit d’une banque de tissus, de cellules et de sérums, échantillons de pathologies neurologiques. A mon retour des Etats-Unis, nous avons décidé la création de Neurobiotec Services, structure de valorisation constituée de plateaux techniques complémentaires de NBT-B, avec le docteur Marie-Françoise Belin et le professeur Christian Confavreux, et sous l’égide des HCL, de l’Hôpital Neurologique et de l’Inserm. Cette structure permet l’utilisation des prélèvements avec un objectif de recherche scientifique, dans les règles éthiques, juridiques, de qualité, en vigueur.

Le principe de précaution est aujourd’hui systématiquement mis en avant pour prévenir des risques potentiels. Quelle est son utilisation dans le cadre de la Bioéthique ?
Le principe de précaution a été appliqué en premier lieu dans le domaine de l’environnement, après la catastrophe du pétrolier Amoco Cadis puis s’est imposé progressivement comme une nécessité dans l’ensemble du domaine scientifique. Il consiste à prévoir les risques générés par la mise en œuvre d’innovations, de pratiques, etc.
Le principe de précaution est aujourd’hui omniprésent et a pour conséquence l’identification et la mesure des risques. De nouvelles précautions sont prises car les risques que font courir les nouvelles technologies sont de plus en plus importants alors que paradoxalement celles-ci sont de plus en plus génératrices d’espoirs. Malgré tout, il est nécessaire de veiller à toujours garder un équilibre pour éviter de brider le scientifique. Avec les lois actuelles, Pasteur n’aurait sans doute pas pu faire ses recherches, la Science évolue, la Société aussi. Le citoyen est beaucoup plus tolérant vis-à-vis des risques quand les enjeux portent sur l’amélioration de sa santé car il espère que cela lui permettra de vivre centenaire, de rester plus longtemps beau, jeune et intelligent, d’avoir des enfants alors qu’il ne peut en avoir, d’en sauver d’autres, etc. L’opinion publique n’est donc pas un frein au développement de l’ingénierie tissulaire ou de la pharmaco-génomique par exemple. Mais s’il faut encourir des risques pour manger des tomates génétiquement modifiées, cela l’intéresse moins. Le principe de précaution est plus ou moins appliqué selon les cas. Pour l’environnement et contrairement à la recherche médicale, il est judicieux qu’il soit appliqué le plus strictement possible car cela peut amener à transformer complètement notre planète. Il y a un cas extrêmement intéressant. A Paris, le professeur d’immunologie Alain Fischer, directeur d’une unité de recherche Inserm, est le premier chercheur au monde à avoir réussi une thérapie cellulaire. Depuis le temps que les médias annoncent au public que la thérapie génique ou la thérapie cellulaire vont permettre des guérisons ! Il a mis au point une thérapeutique efficace contre une pathologie extrêmement rare, qui détruit le système immunitaire de l’enfant et ne lui laisse aucune chance de vivre. Au total treize petits patients, " bébés-bulles " ont été traités sur une durée de trois ans. En introduisant un gène particulier, il a permis la reconstitution de leur système immunitaire. Les enfants ont guéri, sont sortis de bulle. Or, il s’est trouvé que d’abord un patient, puis deux, puis trois, ont développé une maladie proliférative, une forme de leucémie qui est traitée par chimiothérapie. Le professeur Alain Fischer a décidé de suspendre les essais thérapeutiques devant ces effets secondaires majeurs.

Dans le cas que vous évoquez, l’arrêt des essais a été prononcé au nom du principe de précaution. Mais n’est-il pas préférable de courir un risque que de condamner à coup sûr un enfant ?
Si sur treize patients, trois développent une pathologie, c’est que la thérapie ne convient pas. Il semble, car cela reste une hypothèse, que l’incorporation du gène ne se fasse pas à l’endroit souhaité, mais sur un autre segment du gène, responsable de la prolifération cellulaire. A. Fischer, ancien membre du CCNE a décidé qu’il ne prendrait pas de risque, et a demandé à l’Agence Française de Sécurité Sanitaire des Produits de Santé (ASSAPS) la mise en place du principe de précaution, c’est-à-dire, dans ce cas, d’arrêter cet essai. L’agence a accepté, et, depuis un an, A. Fischer réalise des études complémentaires. Des médecins regroupés au sein de l’Association Européenne pour la Thérapie Génique, considèrent qu’il faudrait redémarrer très vite la thérapie cellulaire sur des patients, pour ne pas bloquer la recherche. De leur côté, les parents se sont regroupés pour soutenir la poursuite du traitement, préférant que le risque soit encouru plutôt que de perdre leurs enfants. Cet exemple montre bien que le principe de précaution est mis en avant de manière variable selon les enjeux : pour la maladie de Creutzfeldt Jakob (dite de la vache folle), l’opinion publique demande son application stricte, ce qui est au demeurant parfaitement respectable ; dans d’autres cas comme celui-là, non.

Comment expliquez-vous le fait que la demande d’application du principe de précaution varie à ce point ?
Cela varie souvent en fonction de la manière dont cela touche "personnellement" l’opinion publique. Quand cela concerne la santé humaine et, plus encore la santé des enfants, l’opinion est très sensible. C’est aussi l’évolution de notre conception de la science et du refus de prendre un risque. Quand, il y a vingt ou trente ans, nous travaillions sur des tissus fœtaux, et alors même qu’il y avait des risques pour l’enfant, les parents étaient dans une dynamique de confiance "paternaliste ", et portaient en la science une confiance sans limite. Ils étaient très enthousiastes qu’il y ait une chance de réussite et prêts à prendre un risque. Il y a eu une évolution dans la société, conséquence du SIDA, de la maladie de Creutzfeldt Jakob. La société n’accepte plus le risque, alors même qu’elle sait que le risque zéro n’existe pas.

A Lyon et au niveau régional, quel peut être le rôle d’un expert en éthique des Biotechnologies ? La réflexion sur la Bioéthique doit-elle être considérée comme fondamentale dans l’orientation des choix stratégiques, ou doit-elle venir en complément ?
Au niveau de l’agglomération, il existe de nombreux groupes qui réfléchissent sur la Bioéthique. Au sein du système hospitalier et depuis de nombreuses années, existent des comités d’éthiques (aux HCL et dans la plupart des hôpitaux) ; des associations, de personnel médical, de patients, contribuent à cette réflexion ; des cycles de conférences sont organisés par exemple à la Bibliothèque Municipale de Lyon et des groupes, à l’université ou dans des établissements d’enseignement supérieur travaillent sur le volet éthique-développement économique... Réflexion et démarche éthiques existent bien à Lyon, mais cela reste très dispersé. Il conviendrait peut-être, qu’au sein de la Communauté Urbaine de Lyon ou de la Région Rhône-Alpes, puisse se mettre en place un groupe de travail qui apporte sa réflexion sur les différents sujets de la bioéthique et éclaire les choix de la collectivité en la matière, à l’image du CCNE, mais au niveau local.

Vous avez initié à Lyon, il y a une dizaine d’années, une réflexion collective sur la Bioéthique. Qu’est devenue cette initiative ?
En 1992, j’avais effectivement créé à Lyon un groupe de réflexion pluridisciplinaire en Bioéthique qui réunissait une vingtaine de personnes. Les réunions se déroulaient dans mon appartement. Le principe a ensuite été repris en 1999 par la Fondation Scientifique de Lyon et du Sud-Est, dans le cadre de BioVision, sous l’égide de François Juillet, co-animateur à l’époque de notre groupe. A mon sens, le groupe actuel est devenu une structure plus conventionnelle, liée à des logiques politiques et de représentation, assez éloignées de l’enthousiasme créateur du début.

Quel est votre point de vue sur le système local de soutien et de développement économique du secteur des Biotechnologies ?
Ce qui a été mené depuis la fin des années 1990 a permis de faire participer la région aux Biotechnologies, de créer émulation et masse critique au plan local. Il est nécessaire aujourd’hui de remettre en cause la segmentation excessive des Biotechnologies. Lyon se bat pour être la seconde " région " en matière de Biotechnologies. Il faudrait imaginer un regroupement qui dépasse les frontières, tende vers une dimension européenne en intégrant l’Italie et la Suisse en particulier. Je crois que c’est une action émergente à l’heure actuelle. Alors que les Etats-Unis, qui ont connu un développement des Biotechnologies bien plus précoce qu’en France, comptent six biopôles, la France en a créé vingt depuis 1998- 1999 ! Les rationalités en cause sont complètement différentes : alors que les logiques économiques sont dominantes aux Etats-Unis, la France reste dans des fonctionnements micro-locaux. Ne dit-on pas qu’en France, il faut que chaque village ait son clocher ? Si Lyon participait à un pôle européen, cela apporterait une compétitivité plus importante. Le Cancéropôle offre un bon exemple de synergie. Pour le constituer, il a fallu s’appuyer sur un axe de recherche fort, la recherche contre le cancer et mettre en place un organisme unique qui aura un rôle de coordination pour la recherche académique, la collaboration avec le monde industriel et hospitalier dans le but d’assurer le développement de thérapeutiques novatrices efficaces.