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La vie nocturne à Lyon

Interview de Nicolas STIFTER

<< La déambulation est un concept très important ; il faut qu'elle puisse se faire >>.

Nicolas Stifter dirige La Marquise1, péniche-club installée quai Augagneur qui diffuse les musiques électroniques (musiques issues de la groove et de la soul music, basées sur des boîtes à rythme, séquenceurs, ordinateurs).

La Marquise appartient au même "monde" que le Pezner, le Ninkasi, ou des bars comme le Zèbre, le 2PC, le 203, le Funambule : celui des lieux qui militent dans le sens de l'ouverture musicale et pluriethnique.

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Date : 28/05/2001

Comment voyez-vous la vie nocturne à Lyon? Comment devrait-elle fonctionner ?
Pour moi la déambulation est un concept très important; il faut qu'elle puisse se faire. Paris, Barcelone ont réussi dans la vie nocturne, car tout est basé sur la déambulation.
Considérons un couple à Lyon; ils vont commencer par boire l'apéritif dans un bar qui va se trouver sur le plateau de la Croix-Rousse par exemple, parce qu'il fait beau; ensuite ils vont trouver un petit restaurant à Saint-Jean car les terrasses sont sympathiques; ils iront ensuite dans un premier bar qu'on appellera de préchauffage ou de "before", d'accès gratuit, avec une musique entraînante. Ce bar fermant vers 1 heures ou 2 du matin, ils devront se diriger vers un bar de nuit à proprement parler, où il y aura une programmation plus efficace avec un son plus fort; de là ils pourront éventuellement finir dans un "after". Un "after" c'est "l'endroit d'après", de 5-6 heures du matin jusqu'à midi; dans certaines villes comme Barcelone ou Ibiza, les "after" restent ouverts jusqu'à 16 heures, heure à laquelle démarrent les "before". La boucle est bouclée, on a des fêtes 24 heures sur 24.
Ensuite la concurrence est nécessaire : pendant un temps, il n'y avait,à Lyon, quasiment aucune concurrence sur notre secteur d'activité (la programmation électronique avec soirées et concerts); nous en avons souffert cruellement, car quand on est la seule locomotive, personne n'essaye de te doubler, par conséquent il n'y a aucune pression. Maintenant, on est obligé de regarder le calendrier, de savoir ce que font les concurrents; cela tire vers le haut.

Peut-on dire qu'il y a des faiblesses ou des lacunes dans cette "chaîne" des loisirs nocturnes à Lyon ?
Il manque certainement des "after"; les 500 à 1000 personnes qui sortent après 5 heures du matin ne peuvent faire un choix; il n'y a aucune diversité puisqu'un seul établissement, le Box office à la Part-Dieu, a l'exclusivité de l'after sur l'agglomération. De plus, les "after" sont mal famés et tenus par des gens qui ne sont pas là pour organiser des fêtes mais pour amasser de l'argent.
Mais le problème essentiel est celui de la sécurité dans la ville : les gens sont exclus de la plupart des endroits de nuit du fait essentiellement de leur couleur de peau; ce n'est rien d'autre que de la ségrégation. La plupart des discothèques de Lyon refusent les Arabes et les Noirs. La prise en compte de cette ségrégation a amené SOS Racisme à mener deux sessions de "testing" l'année dernière : un couple se présentait à l'entrée des discothèques et une caméra enregistrait la scène. Près de deux établissements sur trois ont été recalés.
Du fait de cette ségrégation, des gens se retrouvent dans la rue. Ils achètent de l'alcool à l'épicier du coin et alimentent ce que l'on peut appeler la déambulation sauvage qui provoque des dégradations. Ce problème n'est autre que celui des banlieues, transformées en ghetto car leurs habitants ne peuvent aller en ville en l'absence de transports en commun la nuit. Dans la mesure où les jeunes n'ont pas accès aux boîtes de nuits, ils sont dehors dans leurs banlieues et vont "foutre le bordel".
Enfin, il apparaît que si la vie nocturne à Paris est, elle, si développée, c'est qu'elle accueille le plus de touristes et de congressistes en France, et non pas parce que les Parisiens sortent en semaine. Les congressistes bénéficient d'un défraiement, sont à l'hôtel, loin de leurs femmes, avec un budget pour sortir. Mais à Lyon, il n'est quasiment pas possible de sortir, car très peu de structures de nuit existent. En semaine, nous n'ouvrons pas que du mercredi au samedi.
Une étude récente estimait qu'il y a avait en moyenne 50 000 personnes qui sortaient le week-end sur Lyon, après une heure du matin, alors que la grande agglomération compte un million est demi d'habitants ! Si l'on compare ces chiffres à ceux qui montrent qu'en France il y a plus d'entrées en discothèques qu'au cinéma, on se rend compte que Lyon est complètement exclu de la nuit. Du reste, si on prend en compte la presse générale ou spécialisée qui relate de ce qui se passe la nuit, Lyon n'existe pas, ce sont les soirées parisiennes qui sont relayées, parfois celles de Bordeaux ou Toulouse, alors que Lyon reste en marge.

Quel est le rôle des lieux de diffusion musicale comme la Marquise ou encore des bars musicaux dans l'émergence d'une scène musicale sur l'agglomération ?
Le rôle des bars qui produisent des musiciens est remis en cause depuis qu'une loi récente limite le volume sonore autorisé [note : de 96 à 105 décibels selon les lieux, alors que la caisse claire d'une batterie acoustique est à 110 décibels. Un batteur sur scène est alors déjà au dessus de la norme]. Beaucoup de bars en ville ne peuvent alors plus produire de groupes et certains d'entre eux ont du fermer. Si ces mesures ont l'avantage de protéger les oreilles des clients et du voisinage, c'est également la fin d'un gagne-pain pour tous ceux qui travaillaient dans la musique et, avec l'argent gagné dans ces lieux, s'achetaient tant bien que mal leur matériel, payaient leurs studios d'enregistrement et leurs locaux de répétition. Si ces bars n'existent plus, comment les talents de demain peuvent-il avoir la possibilité d'émerger ? Il faut bien permettre aux gens de faire de la musique. On est en train d'éliminer la "pépinière". Il faut penser par exemple que la SACEM demande, pour pouvoir enregistrer un groupe et lui reverser des droits d'auteurs, qu'il ait réalisé un minimum de trois diffusions sonores lors de concerts publics; si l'on supprime les bars, s'ils ne peuvent diffuser leurs musiques, ils ne pourront pas s'inscrire à la SACEM, donc ne pourront pas être payés pour la diffusion de leur musique.

Se dirige-t-on vers une polarisation de la vie nocturne, du fait d'une volonté municipale ou d'agglomération, avec un équipement semblable à hyper-centre commercial ? Est-ce la bonne solution ?
J'ai eu la chance de voyager et d'aller à Brasilia que des grands urbanistes et architectes ont fait sortir du désert. Ils ont donné à la ville la forme d'un avion, avec tous les commerces et les activités principales dans la carlingue, et les habitations dans les ailes. C'est une ville où il n'y a pas de trottoirs, mais des passerelles, comme celles de la Part-Dieu que l'on casse aujourd'hui parce que les gens ne les empruntaient pas — pourquoi monter un escalier pour traverser une rue ? A mon sens, c'est l'anti-ville par excellence.
La ville, c'est la proximité, elle permet d'avoir, dans le quartier où l'on habite, tout à portée de main. A la Croix-Rousse par exemple on a le métro, le bus, les écoles, les commerces. Mais quand on créée des hyper-centres commerciaux comme celui de la Part-Dieu, de nombreux commerces de proximité doivent fermer. A titre d'exemple, il n'y a pas de poissonnier sur le deuxième arrondissement, sauf sur le marché Saint-Antoine. Dans le secteur de la vie nocturne comme ailleurs, il faut éviter de revenir à ce système. En préservant la diversité, on laisse libre cours au choix. Il y a incontestablement des avantages à centraliser toute la nuit dans un "centre commercial de la vie nocturne" - il a été question de Vaise, aujourd'hui il est question de la pointe de la Presqu'île du côté du confluent - : cet équipement serait isolé, donc il y aurait peu de nuisances sonores; il permettrait de réaliser des économies sur la sécurité par exemple. Mais il "volera" les clients des lieux du centre-ville et finira par les éliminer. La préfecture pourra ensuite légitimer ses refus d'autorisation d'ouverture de nouvelles boîtes de nuit ou bars en expliquant qu'il existe un centre de vie nocturne. Déjà et depuis des années, il n'y a plus de création de bars parce que la préfecture ne délivre plus de licence IV.

Qu'attendez-vous des collectivités locales ? Ont-elles un rôle à jouer dans l'existence de la vie nocturne, culturelle et de loisirs ?
Pour qu'il y ait véritablement une vie nocturne, il faut un mouvement général qui doit être aidé par les pouvoirs publics. Ce mouvement doit venir aussi de la ville.

Les établissements comme le nôtre sont confrontés à une foule de problèmes  : il faut arriver à tout gérer, la sécurité qui a un coût énorme, éviter les bagarres comme le tapage nocturne ; il faut trouver les moyens de financer notre programmation, ce qui se fait essentiellement par le biais de la vente de boissons. Les pouvoirs publics semblent ne pas comprendre que l'on fait tout pour respecter les normes de sécurité, pour avoir un personnel déclaré, et que l'on perd souvent de l'argent.
Un collègue, du Pezner, vit avec le Smic quand il peut se payer; un tel lieu n'arrive pas à se financer : il font eux même le ménage, font des photocopies pour faire la diffusion... N'est-ce pas incroyable, quand on remarque la qualité des papiers venant de l'Opéra ou des Célestins ?
De l'autre côté, les institutions culturelles captent l'essentiel des budgets, ce qui est d'autant moins normal que ceux qui profitent réellement de ces budgets sont des élites lyonnaises qui auraient réellement les moyens de se payer la culture qu'on leur subventionne. Tout le reste de la culture, celle qui concerne l'ensemble de la population, ne reçoit pas d'argent des collectivités. De quel droit ? Il y a là, à mon sens, une injustice. Par ailleurs, si l'Opéra exprime une volonté d'ouverture afin d'élargir son public, il est encore impensable qu'il nous laisse l'amphithéâtre un soir, pour faire de la culture comme on sait la faire.

Il faut que l'Opéra existe, c'est un fondement culturel, mais il faut aussi laisser la place à autre chose.Notre métier c'est de faire connaître une nouvelle culture aux gens, de leur faire découvrir une musique difficile d'accès. C'est aussi de faire démarrer des Lyonnais car ce qui m'intéresse, c'est de saisir le côté émergent de ces musiques, aider des artistes qui débutent et seront amené, peut-être, à vendre beaucoup d'albums. Le Peuple de l'herbe, aujourd'hui reconnu en France et en dehors, a débuté chez nous.

Le cas des Transmusicales de Rennes est assez intéressant parce qu'il montre ce que l'investissement d'une collectivité locale peut faire : le festival accueille 40 000 personnes environ . A Lyon, deuxième ville de France, nous sommes loin d'avoir des festivals de cette ampleur : il y a seulement les Inouïes, qui, faute de subventions suffisantes, ont perdu de l'argent cette année.
Pour les Transmusicales, la ville, la région, les sponsors, s'investissent complètement, car ce n'est pas avec le prix des places qu'il est possible de payer une programmation comme la leur.
Ces événements ont un impact considérable : les gens viennent régulièrement à Rennes, prennent des nuits d'hôtel, vont au restaurant le midi et le soir, s'achètent des vêtements en ville et vont en parler autour d'eux. Libération y consacre un cahier spécial, deux-trois pages tous les jours durant la durée du festival. On parle donc de Rennes et les retombées économiques sont considérables.
Le préalable d'un tel succès est l'investissement de la ville. Or, quand on compare ce que la ville est prête à apporter à un festival comme les Inouïes et les subventions qu'elle accorde aux institutions comme l'Opéra ou les Célestins, cela laisse songeur.

Ce soutien doit être non seulement financier mais aussi logistique, en mettant par exemple à disposition certaines salles. Alors qu'à Rennes, la ville met gratuitement des lieux à disposition, à Lyon, les musiciens qui veulent jouer au Transbordeur doivent verser 22 000 francs hors taxes pour la location de la grande salle et trouver un budget global de 120 000 francs minimum pour un concert. Or c'est aux municipalité d'aider les jeunes artistes. Le Transbordeur est une salle municipale qui appartient à la ville de Villeurbanne; en ne s'ouvrant pas aux associations qui n'ont aucun moyen en termes de production, elle ne remplit pas son cahier des charges. La question mérite d'être posée : pourquoi faut-il louer le Transbordeur alors que c'est une salle municipale ? Pour alimenter le bar d'une société privée qui exploite un lieu public ? Ces musiciens ont pourtant le droit de jouer.

Or, cette aide logistique fait souvent défaut. A titre d'exemple révélateur d'un fonctionnement d'ensemble, on peut mentionner la manifestation sportive gratuite, une "contest" de snow board que nous avons organisé avec Rossignol, le 21 octobre dernier. Après avoir demandé les autorisations et rempli tous les dossiers nécessaires, il ne manquait qu'une seule chose, les barrières de sécurité, sans lesquelles on ne pouvait pas faire cette manifestation. La ville a refusé de nous les louer — je ne parle pas de prêt —. Pourtant notre manifestation était gratuite, on ne gagnait pas d'argent dessus, c'était uniquement de l'image. Ce point est essentiel : la ville ou  la région ne comprennent pas ce qu'est l'image : les caméra de M6, de MCM, de Canal , ainsi que des dizaines de photographes étaient braquées sur les soixante professionnels de snow-board qui, sur le quai Augagneur, tirés par une moto, sautaient sur un tremplin et glissaient sur des  rampes. Cela ne s'était jamais vu en France. Nous avions fait descendre de la neige de Tignes par camions et il y avait 5 000 personnes.
L'événement a été très médiatisé : une demi-heure de clip sur MCM pendant quinze jours, des articles et des compte-rendus en cascade sur des sites web, mais aussi dans la presse spécialisée : on voyait que c'était à Lyon. Ce refus de la municipalité a failli faire capoter la manifestation.

1. La Marquise, péniche-club installée quai Augagneur qui diffuse les musiques électroniques (musiques issues de la groove et de la soul music, basées sur des boîtes à rythme, séquenceurs,
ordinateurs)