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Les infrastructures ne sont pas responsables des problèmes de la mobilité

Interview de Yves CROZET

Professeur Lyon 2

<< Ce qu'il faut dire c'est que si les outils du calcul économique ont été assez vite transférés dans la sphère de la décision publique, ce n'est pas le cas des outils de l'analyse spatiale des effets des infrastructures de transport. >>.

Interview réalisé pour la revue M3 n°2
Spécialiste d’économie publique, notamment d’économie des transports, Yves Crozet est nommé en 2008 à la tête de l’Observatoire Energie Environnement des Transports (OEET), organisme créé à la suite du Grenelle de l’environnement. Il est également président du groupe opérationnel « Mobilités, territoires et développement durable » du programme de recherche et d’innovation dans les transports terrestres (PREDIT). Yves Crozet est aussi administrateur de Réseau Ferré de France (RFF), en tant que « personnalité qualifiée ». Il est l’auteur de nombreux articles et ouvrages dont « Le calcul économique : dans le processus de choix collectif des investissements de transport ».

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Date : 10/02/2012

Les trente glorieuses ont diffusé l’idée que le développement des infrastructures routières constituait un levier majeur du progrès économique et social. Quel est donc ce pouvoir de la route

La vitesse ! Le cœur du raisonnement réside dans les gains de temps permis par la vitesse. Il faut bien comprendre que le développement rapide de l’automobile et du réseau routier et autoroutier à partir des années 1950 a complètement modifié le rapport à l’espace et au temps du fait de la vitesse. Imaginez-vous que pour aller de Lyon à Saint-Anthème dans les monts du Forez dans les années 1920, mon père m’expliquait qu’il mettait une journée complète ! Avec l’automobile on pouvait désormais faire du 40 ou 50 km/h de moyenne. La deuxième moitié du 20ème siècle correspond ainsi à une phase où augmentent conjointement la vitesse moyenne des déplacements automobiles, le nombre de voitures en circulation et le trafic automobile dans son ensemble. L’horizon de la vie quotidienne des personnes est complètement transformé !

Quel rôle va jouer le calcul économique dans cette préférence pour la vitesse automobile ?

Cette approche par le temps va se révéler d’autant plus pertinente que l’on va se rendre compte que les individus sont très sensibles aux gains de temps et qu’ils donnent rapidement une préférence aux modes rapides par rapport aux modes lents.

Il faut rappeler que l’application du calcul économique aux projets d’infrastructure de transport s’inscrit dans une époque où l’Etat va chercher à mettre en place des outils lui permettant de mieux évaluer la pertinence de ses projets d’investissement. C’est l’époque de la Rationalisation des Choix Budgétaires (RCB), une logique qui va être mise en œuvre prioritairement dans le secteur des transports.
Le calcul économique va permettre de valoriser les gains de temps offert par la vitesse automobile. Dans le coût d’un déplacement, il y a le coût monétaire (le carburant, le coût de la voiture, le péage, etc.) et le coût en temps. Si l’on donne une valeur monétaire au temps et que l’on intègre ces deux éléments, on peut arriver à un coût de déplacement qui peut baisser très fortement si la vitesse augmente. C’est ainsi que l’on va pouvoir montrer l’intérêt socio-économique de la création de nouvelles infrastructures. En réduisant le temps nécessaire pour parcourir une distance donnée, la nouvelle infrastructure permet de réduire le coût global du déplacement. Cette approche par le temps va se révéler d’autant plus pertinente que l’on va se rendre compte que les individus sont très sensibles aux gains de temps et qu’ils donnent rapidement une préférence aux modes rapides par rapport aux modes lents. En d’autres termes, le temps va synthétiser les gains que la collectivité retire de la vitesse accrue permise par une nouvelle infrastructure.

L’impact des infrastructures pour la société sont-ils pris en compte ?

Je viens de parler des coûts supportés par les individus. On peut leur ajouter les coûts externes des déplacements, c'est-à-dire les pollutions, le bruit, l’insécurité routière, etc. Pour ce faire, l’Etat définit ce que l’on appelle les valeurs tutélaires, c'est-à-dire la valeur monétaire de chaque externalité négative. Les circulaires qui définissent ces valeurs se sont multipliées au fil du temps. Au départ, il n’y avait que le temps, puis ont été introduits le coût de la pollution, le coût du mort, le coût du bruit, etc.

N’a-t-on pas surestimé l’effet d’entrainement des infrastructures de transport sur le développement économique ?

Ce qu’il faut dire c’est que si les outils du calcul économique ont été assez vite transférés dans la sphère de la décision publique, ce n’est pas le cas des outils de l’analyse spatiale des effets des infrastructures de transport. Là nous sommes restés sur deux mondes étanches. Il y a d’un côté le monde des chercheurs, et je pense notamment à mon laboratoire et aux analyses de François Plassard et Alain Bonnafous qui ont très vite montré, comme d’autres, que les effets structurants des infrastructures étaient en fait beaucoup plus faibles que prévu et qu’il ne fallait pas rêver sur les impacts en termes d’emplois ou de gain de PIB. De l’autre côté, le monde de la décision publique a continué et continue encore aujourd’hui à raisonner comme si une infrastructure de transport, canal, autoroute ou ligne TGV, était une véritable corne d’abondance qui allait déverser sur le territoire tous les bienfaits que l’on peut imaginer. Il y a là un vrai hiatus dans la mesure où nos travaux montrent depuis longtemps que les infrastructures de transport commencent d’abord par déménager le territoire avant de l’aménager. Elles massifient les flux et favorisent la polarisation des activités vers les agglomérations les plus importantes. Mais elles ne créent pas spontanément de l’activité !

De leur côté, comment les ménages ont-ils utilisé les gains de temps permis par la vitesse ?

C’est devenu un problème lorsqu’on est arrivé aux excès que l’on connait : pollution, congestion, mitage de l’espace, etc.

On a vu que les infrastructures avaient un effet centripète pour ce qui concerne les activités. On observe qu’elles ont en revanche un effet centrifuge en matière d’habitat. L’augmentation des vitesses moyennes va en effet permettre d’accroître la portée des déplacements. Pour de nombreux ménages, les gains de temps permis par la vitesse ne vont pas être mis à profit d’une réduction du temps consacré aux déplacements. Par effet rebond, ils vont se traduire par une augmentation de la consommation d’espace, parce qu’ils permettent d’habiter plus loin, là où le prix du foncier est plus faible, parce qu’ils permettent d’aller travailler ou de consommer plus loin, etc. On connait cet exemple fameux des financiers de la City de Londres qui habitent à Chamonix. Leur famille habite en Haute-Savoie et eux prennent la ligne easyjet entre Genève et Londres pour y travailler trois jours par semaine. La vitesse aérienne leur permet d’habiter à Chamonix comme s’ils habitaient dans la banlieue de Londres. Bref, la vitesse diffuse les gens dans l’espace. Cette transformation des gains de temps en opportunités spatiales va être mise en évidence en 1980 par Zahavi, un économiste à la Banque Mondiale. En fait, on peut même remonter plus loin. En 1959, un article de Walter Hansen, un économiste américain montre comment l’accessibilité déforme l’utilisation de l’espace. Mais pour lui, la consommation accrue d’espace n’était pas un problème, c’était même une solution puisqu’elle permettait de mettre en valeur à moindre coût des espaces pour y attirer de nouveaux habitants, de mettre en contact des espaces entre eux, de faire baisser le prix du foncier. L’étalement urbain était alors perçu comme une opportunité. C’est devenu un problème lorsqu’on est arrivé aux excès que l’on connait : pollution, congestion, mitage de l’espace, etc. 

N’a-t-on pas fait également « fausse route » en considérant que le problème de congestion automobile était d’abord un problème d’offre insuffisante ?

Sur cette question de la congestion, il est intéressant de constater qu’en 1980, au même moment où parait la conjecture de Zahavi, nous avons le fameux papier de l’anglais Mogridge « Travel in towns : Jam today, jam yestarday, jam tomorrow ». Il va montrer que plus on augmente la taille des infrastructures, plus on stimule le trafic et plus il y aura de congestion. L’analyse s’avère d’ailleurs transposable en matière de transports collectifs, comme en témoigne la ligne 14 à Paris. Cette ligne est congestionnée parce que performante en termes de vitesse et de fiabilité. Autrement dit, dès qu’une zone efficace est créée au sein d’un maillage de transport, cette zone se trouvera fortement congestionnée.

Les effets objectifs de la vitesse automobile sur la forme urbaine ont donc été démontrés voilà plus de trente ans. Quand est-ce que les pouvoir publics ont pris conscience du phénomène ?

Certains pays comme l’Allemagne ou la Suisse ont réagi dès les années 1970 en mettant en œuvre des logiques de contrôle des délocalisations par une matrise forte du foncier et en associant l’aménagement urbain à la mise en place de systèmes de transport en commun performant^s. L’idée était d’éviter que l’étalement urbain prenne des formes trop pathologiques. Il faut souligner ici qu’il ne s’agit pas de dire que l’étalement urbain constitue le mal absolu, certaines formes sont préjudiciables mais d’autres sont simplement le reflet du développement des agglomérations. 

Et en France ?

En France, c’est différent. Au milieu des années 1990, il m’est arrivé d’expliquer l’article de Mogridge à des ingénieurs du ministère de l’Equipement. Ces derniers ouvraient de grands yeux ! Il y avait dans la salle un allemand qui déclara « vous savez, ce que vous venez d’expliquer, cela fait quinze que c’est acquis en Allemagne ». De notre côté au Laboratoire d’Economie des Transports, il a fallu attendre l’an 2000 pour que  le PUCA  nous demande de lancer des recherches sur la conjecture de Zahavi. Autrement dit, ces analyses n’ont pas percolé en France avant la fin des années 1990. 

Comment l’expliquez-vous ?

Il faut d’abord se rappeler que les années 1990, c’est l’époque où Charles Pasqua est ministre de l’intérieur, avec un slogan : « aucun territoire français ne doit être à plus de 20 minutes d’une autoroute ». Donc, c’était encore l’idée qu’il fallait absolument mailler le territoire. C’est aussi la période où beaucoup d’agglomérations ont mis en place des périphériques. A Lyon, c’est l’ouverture de l’A46. C’est une époque où l’on est encore sur la lancée de la mise en place des autoroutes que j’évoquais précédemment. D’une certaine manière, nous y sommes encore puisque le calcul économique est toujours le principal outil pour mesurer l’opportunité d’une nouvelle infrastructure. Et d’ailleurs, on a transféré la logique des gains de temps au TGV. Aujourd’hui, tout le monde veut son TGV avec exactement le même raisonnement que pour les autoroutes : les élus annoncent que l’arrivée du TGV va attirer des habitants, des emplois, etc. Il suffit d’écouter ce qui s’est dit lors des réunions du débat public qui ont eu lieu récemment à Roanne sur le projet de TGV Paris-Orléans-Clermont-Lyon

Pourtant, les méfaits de l’étalement urbain et de la congestion sont dénoncés par de multiples acteurs (chercheurs, urbanistes, écologistes, etc.) de longue date. Pourquoi les décideurs campent-ils sur leur raisonnement ?

Une autre raison de la persistance des investissements dans les infrastructures routières réside dans le fait que la route rapporte à la puissance publique, au travers notamment des péages et la TIPP

Il faut cependant souligner que les analyses que j’évoquais précédemment ont percolé auprès des élus pour ce qui concerne les centres-villes. Dans les années 1990, on a compris l’intérêt de réduire l’espace viaire. La multiplication des projets de tramway en est la meilleure expression. On pense notamment à Lyon et Strasbourg. En fait, on trouve même des villes pionnières dès les années 1980 avec Nantes et Grenoble. Mais cette logique de réduction de l’espace alloué à la voiture n’est acceptée que pour la partie centrale de la ville. En périphérie, les mêmes élus qui défendent le principe de la ville apaisée sont aussi ceux qui se mobilisent en faveur des projets de contournements. Je pense notamment à la situation grenobloise et le projet de tunnel sous la Bastille.
Pour répondre plus précisément à votre question, je vois deux explications. La première c’est que, quand on est élu, il faut avoir des projets, on ne se contente pas de gérer les choses au quotidien. Ceci conduit à prendre en compte le champ de compétences des collectivités et en particulier leurs responsabilités en matière d’urbanisme et de services urbains. Assez naturellement, ces deux compétences sur lesquelles les collectivités « ont la main » conduisent les élus à lancer des projets d’infrastructures. Autrement dit, les infrastructures sont des objets emblématiques des politiques publiques locales. Ceci est d’autant plus vrai que ces projets d’infrastructures sont vus comme des moyens permettant d’obtenir des financements de l’Etat pour le territoire considéré. En ce sens, il ne faut pas négliger la rémunération symbolique que retirent les élus des grands projets d’infrastructures.
Une autre raison de la persistance des investissements dans les infrastructures routières réside dans le fait que la route rapporte à la puissance publique, au travers notamment des péages et la TIPP . En plus, il ne faut pas perdre de vue qu’une grande partie des déplacements ne peut et ne pourra demain se faire qu’en voiture, au moins sur une partie du déplacement. Dès que l’on est en dehors des zones urbaines denses, la voiture reste un instrument extraordinaire ! En d’autres termes, pour l’habitant, la route reste un équipement de base pour la vie quotidienne. Et c’est bien pour cette raison que le slogan de « la ville sans voiture » n’a pas de sens ! Ce qu’il faudrait dire plutôt c’est « la ville sans la vitesse automobile ». Ce qui est aujourd’hui dépassé ce n’est pas l’utilisation de la voiture mais la vitesse.

Qu’est-ce que vous entendez par là ?

Je crois que nous sommes arrivés aujourd’hui à la fin de la révolution des gains de vitesse en ville. Pour des raisons de sécurité, de bruit, de pollution, de congestion, etc., les déplacements ne peuvent plus donner lieu à une poursuite des gains de vitesse. On peut ne plus affirmer qu’en 2015 nous nous déplacerons plus vite qu’aujourd’hui. Et c’est plutôt le contraire qui est en train de se passer puisque la vitesse moyenne de déplacement automobile plafonne voire régresse légèrement. Le trafic automobile en France a quant à lui légèrement baissé depuis 2002-2003. Nous sommes entrés dans une période de « containment » du trafic automobile en ville. Cette politique s’exprime par une volonté de mieux partager la voirie entre les différents modes et se traduit in fine par une réduction de la vitesse automobile. Et l’on se rend compte alors que cette réduction de vitesse permet de reporter des déplacements vers les autres modes, de décourager les déplacements inutiles, de faire passer certains trafic ailleurs. 

Le Grenelle de l’Environnement est il en train de faire évoluer la culture française de la décision publique en matière de projet d’infrastructure ?

Il y a une première chose qui a changé avec le Grenelle, c’est le jeu d’acteurs. Dans n’importe quel projet d’infrastructure vous aviez traditionnellement trois types d’acteurs en présence : les élus, les administrations financières garantes du calcul économique et des financements publics et les riverains qui ont développé progressivement un discours d’opposition de nature écologiste. Or le Grenelle a consacré la montée en puissance des ONG écologistes sur la scène du débat public et a révélé une nouvelle convergence d’intérêts entre ces dernières et les administrations financières comme Bercy ou le ministère de l’Equipement qui sont en train de changer de point de vue sur les nouveaux projets d’infrastructures : finalement est-on obligé de faire tout ces projets ? Sont-ils vraiment utiles ? Ne pourrait-on pas faire des choses plus économiques ?... Ce qui est intéressant c’est que l’on assiste là à quelque chose qui s’est passé à la fin des années 1990 en Angleterre, c'est-à-dire une alliance de fait entre les associations environnementalistes et les financeurs publics pour limiter les projets d’infrastructures. J’ajouterais un autre élément inspirant ce changement de posture des financeurs. Il s’agit de la raréfaction en France des nouveaux projets d’infrastructures rentables, c'est-à-dire offrant des gains de temps suffisamment significatifs et pouvant concerner des flux de déplacements suffisamment massifs. Ceci est mis très clairement en évidence par un audit des projets d’infrastructures réalisé en 2003 par le Conseil Général des Ponts et Chaussées et l’Inspection Générale des Finances. Ce document sera très mal accueilli par les élus.

Les lois du Grenelle peuvent-elles faire évoluer les esprits ?

Le Grenelle de l’Environnement fixe un objectif de réduction de 20% des émissions de gaz à effet de serre dans les transports en 2020. Cet objectif a permis d’acter l’idée que les projets routiers et autoroutiers doivent désormais être limités au strict minimum, c'est-à-dire au traitement des points de congestion, des problèmes de sécurité ou des besoins d’intérêt local. Est affirmée également l’idée que l’on doit privilégier le développement des transports en commun et des modes doux

Comment s’assurer que ces objectifs seront effectivement respectés ?

Ceci passe par la mise en place d’une nouvelle approche de l’opportunité des projets d’infrastructures, que ces projets soient routiers ou non. Suite à l’adoption des lois du Grenelle, de nouvelles méthodes d’évaluation de l’intérêt pour la collectivité des projets d’infrastructures sont en cours d’élaboration. En tant que président du Comité scientifique chargé de traduire en circulaires d’application ces nouveaux objectifs, je peux en présenter les grands principes. Une première évolution majeure réside dans le fait que le maître d’ouvrage d’un projet d’infrastructure doit désormais faire la démonstration qu’il n’y a pas d’alternative au projet considéré. Autrement dit, le maître d’ouvrage doit rechercher des options alternatives et évaluer leur pertinence respective au regard de la situation de référence. Plus précisément, le raisonnement devient le suivant. L’option prioritaire consiste à rechercher une optimisation de l’utilisation des infrastructures existantes tous modes confondus, par exemple en facilitant le report modal vers les transports en commun. A défaut, l’option suivante vise à rechercher une amélioration des infrastructures existantes en privilégiant les modes alternatifs à la route, par exemple en renforçant le cadencement d’une ligne TER. Enfin, à défaut, la troisième option alternative consiste à créer une nouvelle infrastructure en évitant une nouvelle fois le recours à la route. Ce qu’il faut bien comprendre, c’est que ce raisonnement inverse désormais la charge de la preuve ! Il appartient désormais à chaque porteur de projet, et notamment de projet autoroutier, de montrer que les trois options précédentes ne sont pas pertinente. D’une certaine manière, cette approche part d’un a priori négatif dans la mesure où elle considère que toute nouvelle infrastructure présente des externalités négatives comme les effets de coupures, le bruit, le bilan carbone de sa construction, sans parler de son coût. Il s’agit bien de faire la démonstration rigoureuse que la nouvelle infrastructure contribue vraiment aux objectifs qu’elle entend poursuivre.

Ces options alternatives sont toujours évaluées sous l’angle du calcul économique ?

Une autre évolution cruciale introduite par les circulaires post-Grenelle renvoie effectivement à la prise en compte de nouveaux critères d’évaluation à côté du seul calcul économique. Nous nous inspirons ici du modèle anglais NATA (New approach of appraisal) mis au point à la fin des années 1990. L’idée développée par la NATA consiste à mettre au point une analyse multicritère non agrégée des projets d’infrastructures. Ces critères prennent en compte les trois piliers du développement durable – l’environnement, le social et l’économie – au travers de données qui ne seront pas nécessairement monétarisées et plus seulement quantitatives mais également qualitatives. L’enjeu consiste à éclairer la décision publique de façon beaucoup plus complète que par le passé. Des questions aussi diverses que la santé, la biodiversité, les paysages, la ségrégation sociale, et bien d’autres seront ainsi intégrées à l’évaluation de l’opportunité d’un projet d’infrastructure. De plus, l’évaluation reposera désormais sur un principe de non agrégation des différentes dimensions prises en compte. C’en est fini du taux de rentabilité résumant l’opportunité du projet

Qu’est-ce que cela change dans la conduite du débat public ?

Les nouveaux principes d’évaluation constituent un changement profond dans la manière de porter et de justifier un projet. Le porteur de projet est en état d’accusation ! Il ne peut plus afficher une posture de victime face aux méchants opposants… Alors que la préférence collective est désormais le statu quo, il revient au porteur de projet de faire la preuve que le projet qu’il défend constitue l’option la plus pertinente et que celle-ci répond vraiment aux objectifs affichés. Et il est évident que la démarche va devenir plus difficile. D’abord parce qu’aucun projet ne peut être bon sur tous les indicateurs et qu’en multipliant les indicateurs pris en compte on multiplie les bonnes raisons de ne pas réaliser le projet. On retrouve ici l’alliance objective entre les écologistes et les financiers publics pour renforcer les garde-fous face aux nouveaux projets d’infrastructures. Ensuite, les mauvais résultats sur certains indicateurs ne pourront être masqués et couverts par les indicateurs positifs comme dans le calcul économique qui agrège tout dans un résultat unique. Désormais, un projet peut être annoncé comme rentable sur le plan du calcul économique mais présenter également un impact négatif significatif en matière de congestion, d’étalement urbain, etc.

Comment évolue le rôle des décideurs politiques dans le cadre ces nouvelles règles du jeu ?

Et bien il revient aux élus de faire la pondération entre les différents éléments positifs et négatifs qui leur sont présentés pour décider si l’on réalise l’infrastructure ou non. Cela va les conduire à être beaucoup plus précis sur les raisons qui les amènent à se focaliser sur telle ou telle dimension positive ou négative du projet. 

Ces nouveaux principes d’évaluation de l’opportunité des projets d’infrastructures peuvent-ils transformer la vision que l’on a des projets routiers et des projets de transport en commun ?

On peut le penser dans la mesure où le calcul économique avait jusqu’à présent pour effet de pénaliser les projets de transport en commun au motif qu’ils n’offrent pas de gains de temps. En d’autres termes, avec le calcul économique, la collectivité rencontre de grandes difficultés pour démontrer l’opportunité de projet de transport en commun. Par exemple, la création d’une nouvelle gare sur une ligne TER a pour effet de ralentir le trajet de ceux qui ne s’arrêtent pas dans cette gare. De ce point de vue, le projet n’a aucune utilité économique alors que l’on peut avoir la conviction que ce projet peut être intéressant sur le plan environnemental ou social. C’est exactement la situation du projet de la station Evangile au nord de Paris. En élargissant l’éventail des critères pris en compte, on comprend que les avantages des transports en commun sur la route sont susceptibles d’apparaître plus clairement. A contrario, des projets routiers qui pouvaient paraître jusqu’à présent pertinents sur le plan du calcul économique pourront se voir contestés en raison de leur impact négatif sur les autres critères. Les nouveaux principes d’évaluation visent clairement à favoriser les projets favorables à un resserrement de la ville au détriment des projets de nature inverse. 

L’impact de ce changement de mode d’évaluation des projets d’infrastructure est-il d’ores et déjà visible à travers le pays ?

Tout à fait ! Je pense en particulier au projet grenoblois de création d’un contournement Nord en tunnel. Nous avons là un projet bien ficelé, très fortement porté politiquement, mais qui a reçu un avis défavorable de la commission d’enquête. Les élus ont centré leur argumentation sur les gains de temps et la baisse des congestions offerts par le projet. Or, si les modèles d’analyse appliqués au projet attestaient effectivement des gains de temps, ils démontraient en parallèle une augmentation de la congestion du trafic, qui plus est dans des secteurs sensibles puisque comprenant des habitations et un Centre Hospitalier Universitaire. Le rapport de la commission d’enquête précise par ailleurs que, contrairement à ce qu’affiche le maître d’ouvrage, le projet ne règle pas les principaux points de congestion, n’apporte pas de réponse convaincante à l’objectif prioritaire de réduction de la pollution de l’air et génère de forts impacts sur l’environnement des riverains parmi lesquels il faut noter la présence d’un Centre Hospitalier. Enfin, le rapport indique que les émissions de gaz à effet de serre induites par la construction de la rocade seraient compensées au-delà d’une période de fonctionnement de trente ans. Ce qu’il faut souligner ici c’est que l’exemple grenoblois illustre une situation d’espèce qui a vocation, avec la nouvelle circulaire, à devenir le cas général : les affirmations des porteurs de projet sont mises sur le gril, avec le risque d’être démenties par les études. Ce projet montre bien qu’aujourd’hui porter une nouvelle infrastructure ne consiste pas seulement à rassembler des financements, cela implique également de réfléchir aux raisons qui pourraient justifier sa non-réalisation.

Ne va-t-il pas devenir de plus en plus risqué politiquement de porter des projets d’infrastructures ?

Oui, je pense que l’on est en train de basculer. Les élus ont bien vu la montée des oppositions à un certain nombre de projets routiers. Ils prennent conscience qu’ils ont aussi la responsabilité de protéger les habitants des effets pervers de certains projets d’infrastructures. On voit maintenant des Chambres de Commerce devenir hostiles aux élus parce que ces derniers ne veulent plus porter les projets. Regardez l’ancien président du Conseil Général de la Loire, Pascal Clément. C’est l’exemple type de l’élu qui veut des infrastructures routières de plus en plus efficaces. Il a obtenu l’A89 et une 2x2 voies qui desservent sa circonscription. Et bien on observe qu’il a été battu au premier tour aux élections du Conseil Général en 2008. Un certain nombre de personnes n’étaient manifestement pas du même avis que lui sur le bien-fondé des infrastructures qu’il a promu. Aujourd’hui, il n’y a plus que dans les zones en déprise économique que l’on veut encore croire à la baguette magique de l’infrastructure ! J’ajouterai que la crise est passée par là, avec les difficultés que l’on sait pour les finances publiques. Bon nombre des projets inscrits au Schéma National des Infrastructures de Transport (SNIT) seront remis en cause parce qu’ils ne pourront être financés. Plus largement, les nouvelles règles du jeu conduisent surtout les élus à s’assurer de façon rigoureuse que le projet qu’ils portent est bien grenello-compatible. Il ne s’agit plus seulement de faire du lobbying pour trouver des financements et convaincre les récalcitrants, il faut mettre en accord les paroles avec les données. Fondamentalement, je suis convaincu que, face aux incertitudes sur les préférences individuelles et collectivités, le rôle du politique peut se résumer à faire un pari sur leur état futur : de quelles infrastructures souhaiterons-nous disposer dans dix ou vingt ans ? quelle est ma vision du sens de l’intérêt collectif à cet horizon ? 

Les décideurs publics sont-ils vraiment armés pour faire aller plus loin dans le recul de la voiture en ville ou répondre tout simplement à une explosion du prix du carburant ?

Les élus peuvent s’appuyer sur des travaux de prospective. Ils connaissent les enjeux. En revanche, comment envisagent-ils les solutions ? Regardez la situation des TER. Alors que les régions ont lourdement investi dans ce réseau, celui-ci est d’ores et déjà saturé sur certaines lignes urbaines comme en région lyonnaise. Le réflexe pour les élus concernés est de chercher de nouvelles sources de financement pour renforcer les investissements. Pourtant on peut s’interroger sur la meilleure manière de répondre à une hausse brutale du prix du carburant. Ma conviction c’est que les marges de manœuvre ne se situent pas dans les transports en commun mais dans la voiture ! Aujourd’hui, il y a davantage de places libres dans les voitures que dans les trains.

La voiture serait donc l’avenir de la mobilité urbaine ?

il est évident que le covoiturage offre davantage de possibilités que le train.

Pour les déplacements entre la périphérie et le centre des aires urbaines, il est évident que le covoiturage offre davantage de possibilités que le train. Les lignes, les rames et les gares d’arrivées sont saturées ! Sauf à engager des investissements colossaux dans l’infrastructure, notamment en secteur urbain dense, ou à faire circuler des bus à moitié vides en périphérie, il parait bien difficile d’envisager un report modal massif de la voiture vers les transports en commun. Si l’on doit réagir rapidement, la question du nombre de passagers dans les voitures particulières apparait essentielle. Cette perspective suppose notamment de déréguler la profession des taxis en permettant à toute personne disposant d’un véhicule de prendre en charge un ou plusieurs passagers et de leur demander de contribuer aux coûts de déplacement. Il s’agirait également de réserver une partie de la voirie au covoiturage. Imaginez si vous réservez une voie au covoiturage sous le tunnel sous Fourvière… En fait, les marges d’adaptation sont énormes sur la route, puisque l’infrastructure est déjà là ! Mais jusqu’à présent on a considéré que c’était un mode exclusivement individuel… Les élus doivent voir plus loin que leurs compétences en matière de transport en commun. Le collectif doit s’organiser sur la route en faisant du taxi un produit de grande consommation ! Avec internet cela peut aller très très vite.

Si l’on ne peut compter que sur la route pour faire face à l’augmentation des besoins de déplacement, ne se dirige-t-on pas vers davantage de congestion routière ?

Effectivement, il y a un risque que la pollution locale augmente. Mais il faut garder à l’esprit que le trafic diminue dans les centres-villes et que les périphéries des agglomérations offrent encore une certaine souplesse dans les itinéraires. Ce que l’on observe, c’est qu’il y a une adaptation du trafic automobile au phénomène de resserrement de voirie. Face à la congestion, les personnes modifient leur parcours, leurs habitudes, leur mode de déplacement. Les grands travaux de voirie réalisés dans les agglomérations montrent bien ce phénomène d’adaptation.

Si l’on vous suit, demain on ne va pas ou peu construire de nouvelles infrastructures routières et de transport en commun lourdes, demain le coût du pétrole va augmenter. Dans ce scénario là, que deviennent les habitants du périurbain qui ont besoin de se déplacer fréquemment vers l’agglomération centre ?

Les perdants du périurbain vont être obligés de s’adapter en faisant du covoiturage, en achetant des voitures plus petites, e

Effectivement, les problèmes de congestion, de saturation, de coût que nous avons évoqués posent question à ceux qui habitent en lointaine périphérie. Je pense en particulier à tous ceux qui font de longues distances quotidiennement. Ceux là vont avoir des problèmes croissants. C’est pour cela qu’aux Etats-Unis on observe déjà une chute des prix du foncier dans les lotissements très éloignés des centres-villes et des pôles d’emplois. Les perdants du périurbain vont être obligés de s’adapter en faisant du covoiturage, en achetant des voitures plus petites, etc. Et pour ceux qui en ont la possibilité, il va devenir nécessaire de se rapprocher de l’agglomération pour trouver un meilleur équilibre entre coût de déplacement et coût du logement. Ce que l’on observe d’ores et déjà, c’est le retour au centre des retraités aisés. De toute façon, la pression va augmenter. Pendant de longues années, nous avons fonctionné avec un système où le coût de la mobilité pouvait être réduit, soit en temps grâce à la vitesse, soit financièrement grâce au subventionnement des transports collectifs. Cette époque est aujourd’hui révolue ! Nous entrons dans une période où les deux termes du coût global de la mobilité vont augmenter significativement, le temps et l’argent. On peut faire l’hypothèse que, plus que les politiques foncières, c’est bien en touchant à ces deux éléments que l’on assistera à une évolution des comportements en faveur d’une ville plus resserrée. Ceci conduit alors à interroger la capacité des agglomérations à accueillir en leur sein les ménages de retour en ville.