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De nouvelles façons de conduire des politiques publiques

Interview de Stéphane VINCENT et Romain THEVENET

27e Région

<< Produire des scénarios ne nous suffit pas, nous essayons toujours, à la 27e Région, de maquetter, prototyper, tester les projets qui ressortent de nos programmes de prospective participative avec les futurs utilisateurs >>.

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Date : 05/06/2011

Stéphane Vincent est directeur du projet « 27e Région ». Romain Thévenet, designer, est le responsable de son programme pilote, « Territoires en Résidences ». La 27e Région se donne comme objectif d’explorer de nouvelles façons de conduire des politiques publiques, fondées sur la co-conception et mobilisant davantage la créativité et l’expertise des utilisateurs. S’il reste difficile de définir la 27e Région, qui a pu se qualifier de « laboratoire de transformation des politiques publiques à l’âge numérique », d’ « agence d'innovation publique permettant aux Régions de préparer l'avenir et de changer leurs méthodes d'action », ou qui, définie par la négative, n’est pas un cabinet de consultants, un cercle d’experts, etc., il est indéniable que ce projet cherche à articuler de manière nouvelle la prospective, l’expérimentation, l’innovation, dans la conduite des politiques publiques. Dans cet entretien, c’est justement ces articulations que nous cherchons à comprendre. La 27e Région cherche aussi à « tangibiliser » la prospective, à la rendre appropriable ; elle donne au test, au prototypage, à l’immersion, un statut important. On perçoit aussi que la prospective n’est plus — est-ce l’influence du design ici fortement mobilisé ? — entendue et pratiquée de manière classique, comme l’art de décider aujourd’hui en tenant compte de l’avenir…

 

Comment est né le projet de la « 27e Région » ?
Stéphane Vincent : L’idée est née de la réflexion d’un groupe de personnes, auteurs d’un ouvrage paru en 2007, intitulé « Le défi numérique des territoires. Réinventer l’action publique ». Il avait été écrit à plusieurs mains, par des élus, des anciens de la DATAR et moi-même, auparavant chargé de mission au sein de la Région Limousin, puis consultant en technologies numériques, organisation et innovation auprès d’administrations. Le bouquin se terminait, c’est assez amusant rétrospectivement, par une page titrée, « le scénario de la 27ème Région ».
A l’origine du projet, nous partagions un sentiment commun : partout, nous assistons à des bouleversements majeurs, technologiques, sociaux, culturels, territoriaux, qui parfois constituent des opportunités pour notre société, parfois menacent l’intérêt général ; les Régions ont des outils pour appréhender ces évolutions, comme la prospective, mais il leur manque à la fois des zones de test, d’expérimentation, et à la fois des fonctions pour rendre tangibles ces démarches de test, comme la fonction recherche-action ou la fonction design thinking. Nous avons proposé un projet à l’Association des Régions de France (ARF) qui a officialisé, en 2008, la création d’une 27e Région « virtuelle », dédiée à l’innovation dans les politiques publiques. L’ARF a aussi cofinancé ce projet avec la Caisse des Dépôts et l’Union Européenne. Les Régions participent au financement des programmes de recherche-action qu’elles choisissent.

Comment définir la 27e Région ?
SV : Elle peut être considérée comme une poupée gigogne : ce qui nous intéresse est à la fois le Conseil régional au sens d’entité administrative à transformer, et à la fois la région comme « maison commune », territoire vécu. Nous déployons des méthodes, des concepts. Dans l’équipe, nos profils sont très hétérogènes. L’animation de la 27e Région a été confiée par l’Association des Régions de France à la Fondation Internet Nouvelle Génération (FING), à laquelle le Grand Lyon vient d’ailleurs d’adhérer. 

L’ouvrage dont vous parlez porte sur la révolution numérique. Quel est le statut de la technologie dans le projet 27e Région ?
SV : Le point de départ a effectivement été les transformations numériques et leur impact sur les usages, les pratiques, les organisations, la société, dans nos vies. Nous étions plusieurs à faire le constat que les transformations en cours vont bien au-delà de la réponse que fournissent les administrations, que l’impact sociétal des défis numériques et technologiques y est largement sous-estimé. C’est le point de départ, mais très vite nous avons voulu nous intéresser à l’innovation sociale. Il nous semblait qu’il fallait organiser un meilleur dialogue entre la culture numérique et les autres chantiers d’innovation, comme le développement durable, le design de services, l’architecture et l’urbanisme, la participation citoyenne, etc.

Qu’est pour vous l’innovation sociale ?
SV : Nous ne sommes pas académiques ! Nous l’entendons comme « l’innovation par les gens, pour les gens », donc à la fois comme phénomène, comme transformation, mais aussi comme méthode. L’innovation sociale a plusieurs dimensions : celle de l’entrepreneuriat social qui participe à construire de nouveaux modèles économiques (microcrédit, économie sociale et solidaire, etc.), celle des nouveaux modes de participation dans lesquels la société civile s’implique pour aller vers du mieux vivre ensemble (Amap, crèche partagée, co-habitat, etc.), et enfin celle de nouveaux processus « sociaux » d’innovation, plus participatif, amenant des produits ou des services plus en phase avec les besoins des usagers (urbanisme participatif, design centré sur l’utilisateurs, etc.).

Dans votre ouvrage, l’intitulé « repenser l’action publique » indique-t-il aussi un postulat de départ pour la 27e Région ?
SV : Nous avions deux postulats. Le premier parti pris de la 27e Région consiste à penser que les administrations d’aujourd’hui ont été créées bien avant l’internet, et qu’il serait un comble que leur organisation soit adaptée aux besoins d’aujourd’hui et de demain.
Questionner le management public pour renouveler les politiques publiques est le second « fondamental » de la 27e Région, qui anime notre travail depuis sa création. Globalement, nous nous inscrivons dans une tradition de critique du management, courant de pensée qui décrit les excès du management, en particulier dans l’action publique, et porte une critique du capitalisme néolibéral. La culture managériale célèbre l’entreprise comme un modèle d’efficacité incontestable pour l’ensemble de la société. Nous avons le sentiment que le secteur public s’est fait piéger en reprenant à son propre compte, sans la réinterpréter, sans créer ses propres modèles, une culture managériale des grandes entreprises américaines, qui elle-même est en crise aujourd’hui. Il est essentiel que les administrations et les collectivités inventent leur propre culture de gestion, bâtie sur la spécificité de l’intérêt général. Nous estimons, rejoignant un constat tardif de l’OCDE dans ses rapports, que le « nouveau management public », avec les privatisations à outrance, le tout indicateur, les normes qualité…, a non seulement produit un malaise, mais a réduit la qualité des services publics en Europe (à part peut être les télécoms), a accru l’inégalité d’accès à ces services et a augmenté leur coût. La culture de la performance finit par devenir une tautologie et par ne plus produire de qualité dans les services publics. Les pratiques de management se diffusent progressivement dans l’ensemble de la société, avec des conséquences macro-économiques majeures à l’échelle nationale et européenne.
Sur le management, sur la façon de faire de la prospective, nous pensons que le politique est singulièrement absent. Les politiques voient souvent dans le management une question d’intendance que d’autres traiteront ; il n’y a pas de vision politique et de débat sur les méthodes : pourquoi faire de la prospective de telle ou telle manière, des expérimentations, des appels à projets… ? Contrairement à la perception commune qui y voit des sujets neutres, sans incidence, nous pensons que ces façons de construire les projets sont des sujets politiques. Derrière la notion d’expérimentation sociale, il existe ainsi des débats importants au sein de multiples courants . Il faut repolitiser le débat, réhabiliter la méthode comme sujet politique.

Sur le plan non plus critique mais constructif, concernant le management à mettre en place dans les collectivités territoriales, quelles pistes identifiez-vous ?
SV : Pour concevoir autrement les politiques publiques, et concevoir des politiques publiques différentes, la question des ingénieries me semble centrale. Il nous faut repenser les formes d’ingénierie habituelles, dans l’évaluation, les appels à projets, revoir les indicateurs en produisant des indicateurs qualitatifs, multiplier les zones d’expérimentation, intéresser les politiques aux questions de méthodes, développer l’interdisciplinarité et la co-conception au sein des administrations… D’ailleurs il faudrait réinterroger tous les courants qui véhiculent ces méthodes sans jamais les réinterroger : le consulting de masse, les cabinets d’audits, les grandes écoles de management et de commerce…

Romain Thévenet, en tant que designer, comment êtes-vous entré en contact avec la prospective ?
Romain Thévenet : J’ai été formé à l’ENSCI, l’Ecole nationale supérieure de création industrielle. Je vois dans le design une manière différente de faire de la prospective. Un exemple : Jean-Marie Massaud a conçu un hôtel volant sous forme d’un immense dirigeable. Ce projet, « Manned Cloud », ne verra pas le jour avant une dizaine d’années, mais le designer a produit une vision pour cet hôtel volant, il l’a dessiné, modélisé. Tout à coup, nous sommes face à un objet qui nous fait rêver, permet d’envisager une autre forme de tourisme par exemple. Dans les projets de la 27e Région, nous allons chercher dans le design la capacité à se projeter dans l’avenir, à rendre palpable une idée de l’avenir, même s’il n’y pas toujours un « objet physique » au centre de la réflexion.

La 27e Région étudie comment rendre la prospective plus tangible, incarnée et participative. Pourquoi et comment ?
RT : Une des premières expériences de prospective à la 27e Région s’est produite dans le Nord-Pas de Calais. La direction prospective de cette Région avait installé des « fabriques » de prospective pour construire des visions de ce territoire, à l’horizon 2030. La production des scénarios se faisait en silo, avec 200 experts travaillant dans des collèges de prospective sur des sujets très pointus comme le vieillissement, le réchauffement climatique, le tout de manière très académique, chiffrée. Chaque collège produisait son scénario, mais il n’y a pas de vrai dialogue, ouvert, pluridisciplinaire, avec des gens « normaux », l’exercice restait pyramidal et attendu.
Nous avons fait valoir qu’à moins de faire lire tous les rapports volumineux qui contiennent cette réflexion sur le Nord-Pas de Calais de demain, il était difficile de faire partager cette vision. Nous avons alors proposé et obtenu de traduire, en ayant carte blanche pour le faire, ces réflexions en scénarios de vie d’habitants. Six vidéos, intitulées « ma vie de ch’ti en 2030 » racontent chacune l’histoire d’un personnage fictif. Nous les appelons vidéos sketch car ce sont des vidéos volontairement bricolées, le mot est important.

Pourquoi ?
RT : L’aspect bricolé signale que la situation filmée n’existe pas tout à fait. Personne ne sait ce dont demain sera fait. Pour cette raison, nous recourons au collage et au montage, plutôt qu’à des procédés réalistes qui figeraient les situations, empêchant du coup aux personnes de se positionner. Pour être précis, l’utilisation de photos dans nos vidéos apporte de la crédibilité aux situations, mais le côté très voyant des montages et collages indique à tous que ce n’est pas la « réalité » qui est décrite ou annoncée, qu’il est donc possible de changer les choses.
Nous avons mis ces vidéos sur YouTube ; dans le même temps des journalistes réalisaient des micro-trottoirs pour savoir comment les habitants envisageaient leur région dans l’avenir, le gratuit 20 minutes a publié un article… Bref, la prospective intéressait, devenait un sujet populaire. Nous étions convaincus qu’il fallait populariser la prospective, pour la rendre appropriable. C’est en donnant des images à la prospective que nous y sommes arrivés.
SV : L’appropriation est aussi passée par la forme de la restitution. En général, les scénarios une fois achevés sont présentés par trois personnes devant un parterre qui en compte des centaines. Ces formats ne permettent pas une vraie discussion. Notre objectif étant l’appropriation et la discussion par les citoyens et les contributeurs à la réflexion, nous avons « piraté » la présentation dans l’hémicycle, à travers un dispositif de tchat dans lequel chacun des participants pouvait amender et critiquer par écrit les vidéos présentées.

                                                                  La maison de santé, la table d’échange (Auvergne)

Pour rendre la prospective plus influente, sur la décision notamment, faut-il la rendre plus appropriable ?
SV : Oui, je crois qu’une prospective appropriable et appropriée renforce son influence, car tout à coup elle devient un bien commun. Cela passe aussi par des jeux d’acteurs : quand un vice président chargé de la prospective n’a pas été interviewé depuis des années, et que France 3, média populaire, le sollicite sur la prospective, c’est qu’il se passe quelque chose ! Quand la prospective intéresse tout le monde, il devient aussi plus facile de débattre. L’un des problèmes avec la prospective, c’est que ses rapports sont lisibles par 100 personnes alors qu’il en faudrait 10 000 pour obtenir un débat élargi. Ce qui importe pour nous est que la prospective provoque un dialogue entre des non experts, en l’occurrence que la réflexion sorte de l’enceinte de la Région où elle est soigneusement cantonnée. A l’issue de notre intervention, la Région Nord-Pas de Calais a fait évoluer sa direction prospective, rebaptisée « direction de la transformation », elle est aujourd’hui convaincue qu’il lui est indispensable d’intégrer l’expérimentation, l’immersion, la participation.
Plus globalement, sur la question de l’influence de la prospective sur la décision, je reviens sur notre diagnostic après que la 27e Région ait été sollicitée par plusieurs directions de prospective, de Régions (Nord-Pas de Calais, Rhône-Alpes, etc.) et d’entreprises (La Poste, Bouygues…). Ces directions nous parlaient toutes d’une crise de leur fonction au sein de l’institution, parce que des années après leur création, elle avaient des méthodologies, une production, mais au final cette production n’impactait pas, ou pas assez, les décisions de leurs élus ou de leurs dirigeants. Un deuxième élément de leur diagnostic était la conscience que leur « format » principal de production, à savoir les études et rapports, formait une boîte à outils très réduite par rapport aux formats possibles, aussi bien en termes de méthodes de prospective, que de façon d’incarner le futur, ou de produire des outils de dialogue et de débat… Cela réduisait leurs capacités. De là, la nécessité de revoir les méthodes, les boîtes à outils.

Vous arrive-t-il de conduire intégralement une prospective qui corresponde à la vision que vous vous en faites ?
SV : Presque. Il existe sur le territoire national des milliers de lieux associatifs ou municipaux d’accès du grand public à internet, presque 200 en Région Provence Alpes Côte d’Azur. Quand en 2010 cette Région a voulu une prospective pour décider si elle devait continuer à soutenir les espaces publics numériques, à l’heure où chacun ou presque dispose d’internet à la maison. Sur cette question, la collectivité disposait d’études et des apports d’une prospective nationale. Mais il nous semblait intéressant de construire une prospective sur un mode différent, en passant du temps dans un de ces lieux, sur le mode immersif de l’ethnologue, afin de coproduire des visions du futur avec les usagers, mais aussi les animateurs, la direction, les élus, les habitants. Nous avons cherché un site qui puisse accueillir durant quatre mois une équipe pluridisciplinaire (deux designers, une sociologue et un journaliste) et avons finalement choisi l’Espace Régional Internet Citoyen du quartier Berthe à la Seyne-sur-Mer, archétype du quartier en politique de la ville. Autour des scénarios produits par la Région, nous avons produit quatre grands scénarios avec les usagers, déclinés en dix concepts, dont deux ont fait l’objet d’un prototype. Ces scénarios ont donc été associés immédiatement à des tests, c’est important dans notre méthode.

Justement, quelle est la place du test, de l’expérimentation dans cette prospective ?
SV : Produire des scénarios ne nous suffit pas, nous essayons toujours, à la 27e Région, de maquetter, prototyper, tester les projets qui ressortent de nos programmes de prospective participative, avec les futurs utilisateurs. A la Seyne-sur-Mer, un scénario sur l’emploi posait qu’en 2018, les Pôles emploi seront devenus des organismes de traitement statistique de l’emploi, et ne recevront plus les demandeurs d’emploi. Cette fonction sera dévolue aux espaces numériques. Ce scénario est très plausible au regard des tendances : déjà les Pôles emploi ont des accords avec les espaces numériques car ils ne savent pas aider les demandeurs d’emploi à faire un CV en ligne, ou à consulter les sites d’emploi. Ce scénario a été abondamment décrit, on s’y croirait, mais nous avons voulu, en plus, réaliser un test. Si les espaces numériques deviennent des lieux de recherche d’emploi, sait-on y inventer l’après CV ? Nous avons fait réaliser un arbre de connaissance à une dizaine de personnes, pour vérifier leur capacité à remplir cette fonction. Nous sommes partisans du prototypage et du test, car ces techniques permettent de nourrir un scénario en indiquant si la direction prise est réaliste, si l’on peut concrètement aller dans cette direction, si le concept envisagé « marche ». Cela permet de revenir aussi vers les élus avec des réalisations beaucoup plus incarnées.

 

Prototypage à Cenon (Aquitaine)

Qu’entendez-vous par prototypage ?
SV : Pour moi qui ne suis pas designer, l’apport du design le plus marquant est justement celui de la tangibilisation : le design déploie une gamme de formats possibles beaucoup plus vaste que ceux de la prospective classique. Nous travaillons avec un designer, François Jégou qui s’est intéressé très tôt à la prospective, a travaillé à Futuribles. Sur des formats prospectifs, il réalise par exemple des vidéos sketch de 2 ou 3 minutes, qui mettent en scène un service, un dispositif, une politique, une situation… Chaque fois, c’est la personne, l’usager qui parle, chaque fois aussi, les vidéos sont bricolées pour les raisons déjà indiquées. Il mobilise des formats que vous retrouverez dans notre ouvrage, « Design des politiques publiques » (La Documentation française, 2010) qui présente une trentaine de projets à travers l’Europe, réalisés avec des sociologues, designers ou architectes, afin de repenser avec les collectivités la conception de l’action publique. Dans le cadre d’un projet sur les nanotechnologies, François Jégou a pris en photo de faux produits nanotechnologiques qui semblent tout droit sortis d’un rayon de grande surface, comme des oignons dont le paquet porte l’inscription « ne fait pas pleurer », sous entendu parce que les nanotechnologies les ont dotés de cette propriété. Cela pose la question très concrète de savoir si ce genre d’application nous convient. Plus généralement, cela nous interroge sur l’usage des nanotechnologies.

Où mettez-vous la frontière entre prospective et innovation ? Avez-vous même encore besoin de la prospective, on pourrait penser que les termes innovation, expérimentation, projet, vision suffiraient…
RT : La prospective a une fonction importante car elle introduit une distance temporelle. L’innovation, c’est tout de suite, alors que la prospective est au minimum dans 10 ou 20 ans. Elle engendre du coup une créativité plus forte sur les projets d’aujourd’hui, permet de rêver un peu plus, parce qu’on est libéré des contraintes du présent. Par ailleurs, on aura toujours besoin de données chiffrées sur l’avenir. Mais il est vrai qu’il n’est pas aisé de dire à quel moment nous passons du moment de la prospective à celui de l’innovation. Dans le cadre d’un projet industriel, un nouveau produit sera prospectif jusqu’au moment où il est lancé sur le marché. Dès que nous cherchons à tangibiliser la prospective, à lui donner une forme, on est déjà presque sur de l’innovation.
SV : Après une douzaine d’expériences mobilisant des méthodes d’immersion créative, je confirme que mettre des personnes dans un contexte de réflexion à 10 ou 15 ans est un véritable stimulant. C’est un paradoxe de la prospective : elle est souvent réservée à des initiés, à des experts, alors qu’au fond, tout le monde aimerait réfléchir sur son avenir, être rassuré. Quand nous en donnons la possibilité, nous répondons à une attente profonde, nous l’avons observé avec des chefs d’entreprises, des exploitants agricoles, des citoyens lambdas… Les prospectivistes eux-mêmes ressentent le besoin d’aller vers de nouveaux formats, de nouvelles modalités, d’ouvrir les fenêtres.

Immersion créative, cela veut dire ?
RT : Nous sommes convaincus que l’expertise est présente chez les citoyens et les parties prenantes, mais que cette expertise ne suffit pas. Il convient d’interroger des personnes sur la question qui nous intéresse, mais il faut aussi voir comment elles vivent cette question au quotidien, car il peut y avoir un gap entre ce qu’elles disent et ce qu’elles vivent. Dans le cadre de notre programme « Territoires en Résidences », où nous nous plaçons plusieurs semaines en immersion, le journalisme ou la sociologie de terrain nous servent par exemple à obtenir une compréhension fine du terrain, à repartir des pratiques, à l’inverse de l’expertise descendante. Pour dégager des pistes d’innovation et de réflexion nouvelles, il faut utiliser à la fois la participation et arpenter le terrain. L’immersion nous permet de traiter directement les problématiques avec les populations concernées. L’immersion n’est pas un mot creux, cela consiste, quand nous effectuons une résidence dans un lycée, à dormir dans l’internat par exemple.

Pouvez-vous préciser le concept de « Territoires en Résidences » ?
RT : Quand nous avons démarré la 27e Région, nous avons observé des expériences en Grande Bretagne qui correspondaient à nos idées, et cela nous a convaincu de nous doter d’un démonstrateur pour montrer à nos interlocuteurs la pertinence des nouvelles méthodes que nous voulions mettre en place. « Territoires en Résidences » accueille sur une durée courte (trois fois une semaine), une équipe pluridisciplinaire constituée de designers, d’innovateurs numériques, d’architectes, de plasticiens, de sociologues. Cela se produit dans des espaces ou équipements qui relèvent des régions : un lycée, une maison de service, une gare, un parc d’entreprises, un écomusée, une pépinière, un quartier, une administration, etc. Depuis 2008, 11 résidences ont eu lieu.

Les méthodes que vous pratiquez se retrouvent-elles dans d’autres pays que la France ?
SV : Surtout dans le monde anglo-saxon et dans le nord de l’Europe. Au Danemark, le MindLab est une agence dépendant du Ministère des Finances créée en 2002 qui accompagne les porteurs de projet dans leurs réalisations. Cette cellule invite à ré-interroger le sens et le fonctionnement des politiques mises en œuvre par le Ministère, c’est un lieu de créativité, qui mobilise des méthodes analogues au nôtres. Au Royaume Uni, le SILK, Social Innovation Lab for Kent, est un bureau de R&D travaillant sur la construction de services publics en lien avec les citoyens.

Vous utilisez des scénarios, mais d’une manière qui semble différente de la prospective classique. Où se situe la différence ?
RT : Il faut s’entendre sur les mots. De la même façon que nous n’entendons pas le mot prospective dans un sens classique, je pense que nous ne comprenons pas de la même manière le mot scénario. Nous venons du design industriel et parlons de scénario d’usage. Un tel scénario, centré sur l’utilisateur, indique comment un produit sera utilisé. Nos scénarios ne sont pas ceux de la prospective classique qui anticipent un développement possible, ils sont compris au sens de story board, indiquent comment on voudrait (ou pas) vivre le monde de demain, mais raconté « au niveau des yeux » des habitants.
Typiquement, cela signifie que nous n’allons pas construire un scénario prospectif à l’issue d’une réflexion de plusieurs mois, mais dessiner un scénario en même temps que la réflexion se fait, en demandant constamment aux participants s’ils sont d’accord ou non pour dire que c’est de cette façon qu’ils entendent vivre.

C’est ici que l’on sent votre approche très participative de la prospective, mais aussi l’influence du design…
SV : Dans l’action publique, on ne commence à voir le résultat d’une réflexion qu’après un cycle assez long. Un nouvel outil, un nouveau dispositif nécessitera un temps de maturation et d’études. En design de service, c’est assez troublant, les designers produisent des prototypes très tôt dans le processus, car ils considèrent, et nous avec, que le test est un matériau sur lequel on va pouvoir travailler ensemble. Le plus tôt nous aurons la première version, le mieux nous pourrons co-construire, à l’inverse des cycles habituels où l’on s’assure que tout est en ordre avant de montrer une première version, qui viendra presque toujours trop tard, en décalage avec les pratiques. A travers notre travail sur le prototypage, nous tentons de faire admettre des cycles et des rythmes différents de l’action publique. C’est un plaidoyer pour des méthodes de projets qui prennent en compte ces dimensions d’essais en amont, réalisés de manière participative.
Un exemple : pour développer les déplacements doux au lycée, nous sommes favorable, plutôt que de produire un discours aux lycéens sur les vertus de ces déplacements, de tester avec eux, le plus tôt possible, des solutions vélo-bus. C’est d’ailleurs ce qu’a fait une équipe de la 27e Région en résidence dans un lycée, en parcourant, en vélo avec des lycéens, le trajet « en vrai », pour voir si cela fonctionnait. C’est du prototypage rapide. Nous nous laissons le droit d’abandonner un test qui ne marche pas, de le « démonter » pour progresser. Nous sommes dans l’expérimental.

Dans quelle mesure vos méthodes sont-elles complémentaires ou s’inscrivent-elles en faux contre les méthodes prospectives classiques ?
SV : Toutes les méthodes que nous utilisons ont été inventées en déplaçant les curseurs des méthodes classiques. Nous avons fait bouger le curseur de l’immersion en réaction au fait que dans l’ingénierie classique on passe peu de temps avec les gens, en partant de la question : « que se passe-t-il si l’on se donne vraiment du temps, quand on vit quelques jours avec les gens ? » ; nous avons fait bouger le curseur des disciplines en réaction à la monodisciplinarité : « que se passe-t-il quand les interventions sont réalisées par des personnes de profils variés, avec des regards de sociologue, de designer, etc. ? » ; alors que dans l’action publique, on peine à documenter les projets, nous avons fait bouger le curseur de la capitalisation : « que se passe-t-il quand on capitalise vraiment sur ce que l’on fait, selon le modèle du logiciel libre, où les développements sont documentés, où chacun peut, avec l’open source, copier et améliorer le système pour le bénéfice de tous ? » ; nous avons enfin déplacé le curseur de l’expérimentation : dans l’action publique, tout se passe comme s’il était possible de produire un projet idéal sans réaliser de test.

 
La co-conception au lycée, les profs choisissent des cartes « vœux » (Champagne-Ardenne)

Voyez-vous une convergence entre ces outils et ceux de la dite « démocratie participative » ?

SV : Nous sommes assez critiques sur les objectifs et les outils de la démocratie participative. Nous avons le sentiment que l’institution a créé des dispositifs de participation à des moments précis du processus démocratique, perçus comme nobles : les moments de prise de décision, alors que d’autres moments, plus triviaux, nous semblent plus importants. « L’essentiel est dans les cuisines », selon la formule de Pierre Calame, directeur de la fondation Charles-Léopold Mayer, car c’est là que les choses se préparent. La citoyenneté ne se joue pas seulement lors des décisions ou lors d’élections. Nous pensons qu’entre l’annonce d’une mesure et sa concrétisation, il est possible d’intervenir pour améliorer en continu le projet, qu’il est plus intéressant par exemple de faire travailler des lycéens et des professeurs sur le « comment va-t-on vivre en vrai dans le nouveau lycée ? », que sur la décision de le construire ou sur son implantation. C’est précisément ce que nous avons, nous, fait durant une journée : résultats, des changements substantiels au regard du projet initial, et une réduction de son budget de l’ordre d’un million d’euros.
Ensuite, pour associer les citoyens, il faut disposer d’une boîte à outils bien fournie, ce qui n’est pas le cas de celle de la participation citoyenne. Ainsi, la démocratie participative n’invente pas de méthodes pour aller chercher ceux qui ne s’expriment pas, les invisibles, elle se contente de déplorer leur absence. De nôtre coté, nous avons le réflexe de chercher d’abord les outils, les stratagèmes. Le design nous aide beaucoup, car sa fonction est justement de construire des outils.