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Délibération et démocratie, l’intercommunalité est-elle hors jeu démocratique ?

Interview de David GUÉRANGER

Chercheur au LATTS

<< La machine intercommunale est une machine à dissoudre ce qui fait, selon moi, l'essence de la démocratie : à dissoudre les clivages, à faire des clivages sociaux des clivages territoriaux, à dépolitiser >>.

Cet entretien a été réalisé dans le cadre d’un chantier de réflexion prospective consacré à la "délibération et la démocratie", piloté par la Mission participation citoyenne de la Direction prospective et dialogue public du Grand Lyon, dont la première étape a consisté à décortiquer le concept de délibération à partir de lectures et d’entretiens ciblés avec des chercheurs (Charles Girard, David Guéranger, Bernard Manin, Philippe Urfalino, Clément Viktorovitch).

David Guéranger est chercheur au Laboratoire Techniques, Territoires et Sociétés (LATTS) et enseigne à l’École des Ponts ParisTech. Spécialiste des institutions locales et des réformes de la décentralisation, il est l’auteur avec Fabien Desage de l’ouvrage La politique confisquée. Sociologie des réformes et des institutions intercommunales (éditions du Croquant, 2011). Nous l’interrogeons sur son analyse de l’intercommunalité, sur les controverses qui divisent les chercheurs travaillant sur le local, ainsi que sur sa perception des processus de délibération et de négociation dans ces institutions.

Date : 01/02/2014

On peut avoir l’impression que votre livre La politique confisquée insiste davantage sur les intérêts communaux que recouvrent l’intercommunalité, que sur la mise en œuvre de logiques supracommunales et de politiques au service de l’agglomération tout entière…
L’ouvrage, comme l’indique le titre, met en effet à jour le verre à moitié vide plutôt que le verre à moitié plein. Pour autant, nous n’ignorons pas les processus de transformation sur le temps long qui peuvent tenir aux habitudes de travail qui s’instaurent entre élus (ils en viennent à ne plus considérer leurs voisins seulement comme des rivaux), ou au rôle joué par la technostructure. Devenant de plus en plus importante, développant sa connaissance du territoire, cette dernière est capable par exemple de susciter des arbitrages, de sortir du consensus mou en quelque sorte, ou au contraire d‘euphémiser les tensions pour fabriquer les consensus. Les outils dont dispose l’administration permettent d’objectiver des différences, qui peuvent le cas échéant apparaître politiquement intenables. C’est ce qui se passe parfois avec le logement social : le simple fait de faire apparaître les différences de taux de logements sociaux dans le parc de logement en fonction des communes place les élus récalcitrants dans des situations difficilement tenables, notamment devant leurs collègues. On voit que l’objectivation des différences entre communes, soit par la cartographie, soit par la statistique, est un levier pour faire évoluer les choses. 

Les intercommunalités se transforment au fil du temps, comment analysez vous cette transformation ?
Dans ma thèse soutenue en 2003 (La coopération entre communes dans le bassin chambérien, éléments pour une analyse néo-institutionnaliste des dynamiques intercommunales - ndr), le travail monographique et le travail d’archives m’ont fait prendre conscience des dynamiques propres de l’institution. L’intercommunalité m’est apparue comme une mécanique qui intègre sur cinquante ans d’histoire. Dans le livre, nous avons écrit un chapitre sur ces formes d’intégration, souvent discrètes. De nombreux éléments brouillent le modèle de l’arène où chacun cherche à maximiser ses profits. Un collège de maires ne fonctionne pas de la même manière à Chambéry où ils sont une quinzaine, et à Lille où ils sont plus de quatre vingt. Mais même si nous manquons forcément de nuances dans le bouquin, il demeure que la posture des maires vis-à-vis de l’institution est d’abord celle-ci : comment faire pour être le meilleur représentant de ma commune ? Cela explique très largement la prédominance de comportements prédateurs, ou opportunistes, nonobstant la rationalité limitée qui est la leur, et nonobstant le rôle des fonctionnaires. Parler de municipalisme comme on le fait dans le bouquin rend davantage compte de ce qui fait la réalité de l’intercommunalité et des politiques menées (production de logements, répartition des richesses financières et fiscales, etc.), que les discours sur l’horizon commun, la création d’un intérêt intercommunal, que l’on rencontre dans de nombreux écrits. Énoncer ce principe avant les autres n’empêche pas de se dire, quand on pénètre dans l’institution, quand on lit les archives, que les choses sont plus compliquées que ça.

Dans le champ de la science politique, une controverse vous oppose à d’autres chercheurs, qui estiment que votre lecture de l’intercommunalité comme intérêts communaux en compétition est réductrice. Comment analysez-vous cette controverse ?
Je serais heureux si je réussis à faire la lumière sur cette controverse parce que j’avoue ne pas y voir toujours clair. Un premier clivage m’apparaît entre une sociologie politique, d’inspiration bourdieusienne, souvent critique, et une sociologie de l’action publique marquée par les travaux en terme de gouvernance. De façon assez amusante, ce clivage est très spatialisé, entre grosso modo une moitié nord et une moitié sud du pays. Ces différences produisent des effets de focale, entre une approche par l’institution et une approche par l’action publique. Or en fonction du domaine d’action publique, l’intercommunalité se prête plus ou moins bien à l’hypothèse municipaliste. Quand il s’agit de créer un réseau de transports en commun, ou d’aménager la voirie, le chercheur peut voir émerger très progressivement des principes hiérarchiques à l’échelle de l’agglomération, autour de la desserte des zones denses ou des contraintes budgétaires par exemple.
Ensuite, la science n’échappe pas au monde social, elle est peuplée d’individus en concurrence les uns avec les autres pour des ressources matérielles, les postes notamment, et des ressources symboliques. S’opposer, critiquer, c’est aussi une manière de se rendre visible, et donc d’exister dans les débats… Et autour de ces enjeux, forcément, des alliances se nouent.

Quel est le cœur du débat, le cœur de votre critique des travaux en terme de gouvernance (Gilles Pinson…) ?
Avant toute chose, je dois dire que j’ai engagé cette critique sans savoir où cela mènerait. Je sentais bien qu’il y avait une différence entre nos travaux, mais je n’arrivais pas vraiment à bien comprendre sur quoi elle reposait au fond. Et je trouvais les critiques entre chapelles souvent paresseuses, allusives, un peu dogmatiques aussi. Accepter de recenser l’ouvrage de Gilles Pinson (Gouverner la ville par projet, 2009), c’était pour moi prendre cette controverse au sérieux, en m’appuyant sur un ouvrage volumineux, documenté, argumenté, déjà bien accueilli, et dans mon idée assez emblématique des travaux sur la gouvernance. La critique, c’est donc d’abord la volonté de traquer la controverse, de camper les positions, de mieux les comprendre, en espérant des débats futurs. Et puis la critique relève aussi de l’exercice de style de la recension. Pour ma part, j’ai horreur de ces recensions qui consistent à résumer et paraphraser les ouvrages, sur un mode souvent révérencieux, et qui se contentent d’une ou deux questions ornementales pour finir. Bon, force est de constater que je n’ai pas complètement réussi sur toute la ligne…
Gilles Pinson, dans son livre Gouverner la ville par projet (2009), étudie cinq projets métropolitains (Manchester, Turin, Venise, Nantes et Marseille) qu’il entend inscrire dans l’histoire de la planification et des projets urbains. Forcément, après avoir travaillé assez besogneusement pendant quatre ans sur l’agglomération de Chambéry et son histoire, pour dégager poussivement quelques hypothèses sur ce qu’est (et ce que n’est pas) l’intercommunalité, je ne pouvais m’empêcher de trouver l’ambition un peu démesurée. Et de fait, si nous pouvons nous rejoindre sur certains points, les manières d’y arriver, ce qu’on appelle l’administration de la preuve, sont assez différentes. Un autre problème que me pose ce travail, et qui me semble lié à la focale retenue, est qu’il épouse largement la cause des entrepreneurs de projets à l’échelon métropolitain, qui y voient une manière moderne, souple, et assez efficace, de faire de la planification. Mais pour moi, là où cela devient rédhibitoire, c’est quand des analyses deviennent contrefactuelles par rapport aux observations de terrain. Sur le cas marseillais que je connais un peu pour avoir travaillé dessus, pour avoir un peu lu aussi, certains éléments d’analyse avancés dans l’ouvrage de Gilles Pinson sont en contradiction avec des enquêtes menées, plus finement, sur le territoire. Ce qui me pose problème, c’est quand le chercheur ne rend plus compte de ce qui se passe dans la réalité. De tous ces éléments, je ne peux m’empêcher de déduire une certaine distance, un manque de précision.

Pourtant Gilles Pinson évoque le risque pour les métropoles de s’engager sur une pente oligarchique et postdémocratique, c’est-à-dire excluant les classes populaires, parce que l’intégration intercommunale serait largement liée à des arrangements qui permettent aux maires de garder la main sur les structures intercommunales au travers de négociations contournant en grande partie l’assemblée communautaire. Vos analyses convergent pour partie ?
Nous pouvons nous rejoindre sur certaines critiques, notamment la critique au nom de la démocratie du gouvernement par projet, qui a tendance à porter préjudice aux populations les plus fragiles, à ne pas représenter toutes les populations, puisque c’est un mode de gouvernement finalement assez élitaire. Mais à nouveau, la manière d’arriver à cette critique est très différente, et c’est elle que je voulais mettre en débat.

Votre approche est celle de la sociologie des acteurs, des élus notamment, et non l’analyse des politiques publiques, de leur construction et de leurs résultats. Est-ce que la différence de focale n’explique pas la divergence dans les résultats ?
Le choix de notre bouquin est effectivement une entrée par l’institution, et non par les politiques publiques. Nous pensons en effet que c’est l’institution, et la place des acteurs dans l’institution, qui nous fait accéder à la compréhension de ce qu’ils font. Notre analyse est néo-institutionnaliste. J’entends complètement la critique scientifique disant : « qu’est-ce que cela produit concrètement dans les politiques publiques ? ». Pour apporter des réponses à cette question, nous avons d’ailleurs mené l’enquête pendant deux ans et demi, à cinq, et produit un rapport détaillé (« Solidarité intercommunale. Partager richesse et pauvreté ? », PUCA - 2011). J’avais alors travaillé sur les enjeux financiers dans plusieurs communautés urbaines (Lille/Nantes/Marseille), Fabien Desage sur la comparaison des politiques du logement social (Lille/Nantes), Mathilde Gralepois et François Benchendikh sur les installations classées (Nantes/Marseille), Romain Lajarge sur les infrastructures touristiques et les remontées mécaniques dans la communauté de communes de Briançon. Dans tous ces cas, nous observons des modes de répartition municipalistes, parfois au-delà même de tout ce que nous avions pu imaginer, avec une corrélation très forte entre le poids des communes (nombre d’habitants, ressources fiscales) et la localisation des équipements. Nous avons donc fait cette enquête qui confirme, par une autre approche, ce que nous avions souligné. Mais il ne faudrait pas que l’analyse de l’action publique devienne l’alpha et l’oméga de l’analyse du politique.

Pourquoi, est-ce une  tendance ?
Lors d’un séminaire, un collègue, Patrick Le Galès, m’a fait cette remarque : « à quoi servent vos recherches ? Tant que tu ne nous dis pas ce que l’intercommunalité produit concrètement, en quoi est-ce intéressant ?» Cela recoupe en partie le clivage géographique et disciplinaire dont j’ai parlé tout à l’heure. Les questions « comment agit le personnel politique ? », « qu’est-ce qu’un rôle politique ? » , « à qui profite politiquement la démocratie ? », questions canoniques de la sociologie politique, et de l’autre les questions du type « que produisent nos institutions politiques ? », ont toutes deux une légitimité à coexister dans la discipline, mais on voit bien que par moments il y a de la friction, et qu’une approche pourrait avoir la tentation de devenir exclusive.

Historiquement, en tout cas pour les EPCI, la recherche sur les politiques publiques et leur résultat est faible…
J’ai l’impression là aussi que c’est un peu plus compliqué que ça. D’un côté, c’est vrai, la sociologie politique est bien représentée dans des universités prestigieuses, dans des jurys, dans certains recrutements… ce qui peut donner à certains l’impression, par ailleurs objectivement justifiée, de se faire coloniser par cette orientation. Ceci n’empêche pas, d’un autre côté, que la sociologie de l’action publique est très bien ancrée, en particulier dans les IEP il me semble. Ceci lui assure d’importantes ressources institutionnelles, financières, et l’espace des publications et de l’édition reste très ouvert aux approches en termes de gouvernance.

Dans le même temps, ces recherches qui en appellent à des enquêtes fines et rigoureuses sur les questions qu’ils soulèvent (comment dans une arène collective se créée un intérêt commun à agir ?, quels sont les intérêts économiques ? comment ils s’organisent, interfèrent et travaillent historiquement les politiques publiques ?, etc.) posent des problèmes pratiques pour comprendre ce que font politiquement les intérêts économiques, comment ils négocient, dans quels espaces. D’autant que ce qu’on avait constaté avec Bernard Jouve il y a quelques années en travaillant sur la planification économique au Grand Lyon, c’est que les acteurs économiques sont très morcelés, utilisent une multitude de canaux, et rechignent à investir les espaces formels que leurs destinent les institutions. À l’exception de rares travaux sur le sujet, je trouve que nous manquons d’éléments précis. Et pour cause : les protocoles d’enquête qui permettraient de connaître comment, au plus haut niveau, des entreprises discutent ou négocient avec des élus et des fonctionnaires sont délicats à mettre en place. Comment savoir, par exemple, ce qui se négocie entre Jean-Michel Aulas et Gérard Colomb autour de l’OL Land ?

Dans toutes vos recherches sur l’intercommunalité, avez-vous vu de la délibération, ou bien seulement de la négociation ? 
J’ai l’impression, là encore, qu’existent deux grilles interprétatives différentes : une grille de l’ordre de la sociologie des idées, et une grille de l’ordre de la sociologie des intérêts. Quand je réalise un entretien, je pose la question de la motivation à agir. C’est à la fois une question que je me pose, et une question que je pose aux personnes. Et j’interprète d’abord leurs réponses vis-à-vis des positions et intérêts qu’elles défendent. Je considère ainsi qu’une idée, la conception par exemple que se fait un président de ce qu’est une intercommunalité, est d’abord un effet de position : ce président aura des conceptions ajustées à la position de pouvoir qu’il occupe. Du coup mes travaux ne me poussent pas à aller voir du côté des délibérations, au sens habermassien d’échanges d’arguments, qui à un moment permettront la reformulation des positions et de trouver un accord, même si je reconnais par ailleurs que ces deux dimensions sont intimement liées.

Si dans les EPCI prime une logique « communaliste », comment parvient-on à avoir des décisions qui vont dans l’intérêt du territoire tout entier ?
Avec Fabien nous avons répondu en partie à cette question dans un article de Métropolitiques que je peux résumer de manière schématique : à la réflexion, il y a bien un élément partagé entre les communes, c’est le fait que le maire est le patron sur son territoire. Il est le représentant légitime et incontestable des intérêts de son territoire. Tout le monde, élus et fonctionnaires de l’intercommunalité, lui reconnaît ça. La conséquence de ce principe est que se juxtaposent de petits monopoles politiques territoriaux, monopoles souvent individualisés, qui ne vont jamais se traduire autrement que par la préoccupation suivante : comment conformer la construction communautaire à la diversité des territoires et des intérêts ? comment produire un équilibre dans cette construction ? Il en découle un système politique de représentation territorialisée, par contraste avec un système de représentation classiste par exemple, illustratif à mon avis des logiques dominantes dans les institutions locales, à la Région et au Département par exemple. Il n’est donc pas imputable exclusivement au suffrage. Pour le dire autrement, les élus sont arrimés à un territoire, qu’ils sont enclins à penser dans son ensemble plutôt que de le concevoir traversé par des conflits d’intérêts. C’est à quelques élus, et à eux seuls, qu’il revient de définir ce qu’est l’intérêt de ce territoire. Chaque maire aura évidemment, en tant qu’individu, sa propre conception, mais aucun ne pourra jamais franchir les frontières communales et prétendre représenter, par exemple, les pauvres de la commune voisine. Ce système de représentation repose sur la concentration du pouvoir, l’opacité, et produit in fine l’absence totale de représentation de certaines catégories sociales. Le social s’est en quelque sorte dissous dans le territoire, ce que Fabien et moi appelons une « démocratie des territoires ». Chacune des 36 000 communes est représentée par une personne, qui non seulement concentre cette représentation, mais affranchit cet exercice de représentation de son rapport aux clivages sociaux. Pour nous le problème est là. Les enquêtes sur les partis politiques attestent de ce passage d’une structure de positions sociales à une structure de positions territoriales, avec des catégories sociales de plus en plus coupées des partis qui les représentaient, tel le PS qui devient un parti de notables locaux. Qui au PS peut aujourd'hui imposer quoi que ce soit à Gérard Colomb ? Pour ce qui nous concerne, cette réalité de maires reconnus comme représentants de leur territoire communal a une conséquence notable : on ne va pas imposer à une commune quelque chose sans l’accord de son maire. Toute la machine des EPCI est faite pour que les questions se rabattent, à un moment donné, sur les maires. Si en commission, en phase de préparation des dossiers, on ne connaît pas l’avis du maire sur un sujet que l’on va examiner, l’examen du dossier est ajourné.

Comment arrive-t-on alors à produire de la décision, en général consensuelle, alors que les intérêts des communes ne sont pas forcément convergents ? Telle commune renâcle à construire des logements sociaux, telle ville centre refuse que le tramway lui amène les populations déshéritées de la périphérie, mais pourtant elles finissent par accepter...
On y arrive par du troc, par du jeu à somme positive…

Commençons par le troc : comment se manifeste-t-il ?
Le maire dit « je prends ça mais vous me donnez autre chose ». « J’accepte la création de logements sociaux, en contrepartie, la communauté va investir dans des équipements urbains, dans des espaces publics ». « Tu acceptes de participer au financement de l’extension des réseaux, quand bien même ils ne concernent pas ta commune, mais en contrepartie, la communauté prendra en charge l’entretien d’un équipement communal coûteux ». À chaque fois, j’ai de multiples exemples en tête. À Chambéry, des communes étaient face à un problème d’étiage qui imposait d’étendre avec un coût important le réseau de captage. La question s’est alors posée : qui paye ?, seulement les communes concernées ou toutes les communes de l’EPCI ? Presque toutes étaient d’accord, mais il manquait les voix des maires de Chambéry et de la Motte-Servolex. Ils ont dit d’accord pour payer, à condition que la communauté prenne en charge leurs gymnases. C’est du troc, une solution courante, qui occasionne des surcoûts et, par effet de cliquet, fait augmenter le nombre de compétences intercommunales. 

Où est-ce que ce troc se réalise ? Dans les commissions, le Bureau, les couloirs ?
Je pense que les élus peuvent négocier plus ostensiblement au Bureau, où sont validés les dossiers qui seront soumis puis approuvés par le Conseil communautaire. Tout dépend ensuite des dispositions et compétences des maires pour bien parler, prendre position, utiliser le levier de la négociation, etc. Les rapports sont très asymétriques entre un maire élu sénateur par exemple, et le maire d’une petite commune, peu titré, qui découvre l’institution.

Vous avez parlé d’un autre mécanisme : le jeu à somme positive. 
Oui, au sens de la théorie des jeux : tant que l’intercommunalité arrive à faire rentrer de l’argent (les élus ont une capacité d’imagination formidable pour y arriver !) on peut jouer un jeu à somme positive où tout le monde gagne. Il est d’ailleurs intéressant de voir ce qui se passe si les recettes diminuent. Le jeu à somme positive explique en grande partie le succès de la loi Chevènement, et comment Marseille est devenue une communauté urbaine. La création de Marseille Provence Métropole a, comme ailleurs, été le moyen de capter une manne (la DGF) et de la redistribuer. Dans les autres communautés urbaines cela n’a pas été aussi ostensible, d’une certaine manière presque insupportable, du point de vue tant comptable que citoyen. De nombreux EPCI se sont créées pour profiter des opportunités que la DGF apportait. Pour certaines, si elles allaient très vite, c’était le jack pot. Quand je participais à une série d’enquêtes qui a donné lieu au livre L’invention politique de l’agglomération (2001), les élus me disaient : politiquement, comment faire pour s’opposer à une telle manne financière ? Ils confessaient la difficulté à opposer des arguments politiques à ce rouleau compresseur financier… Je trouve que cela en dit long d’une part sur l’incurie du débat politique intercommunal, et d’autre part sur l’incurie de nos élus sur les finances publiques car c’est de l’argent public qui est en jeu ! Mais ce n’était pas à moi de leur dire… Il y a ainsi, bien souvent, beaucoup de jeux à somme positive. La voirie, compétence historique des communautés urbaines, est marquée  par ces jeux à somme positive. Mais elle illustre encore mieux la remunicipalisation à l’œuvre dans les EPCI.

Qu’entendez vous par remunicipalisation ?
Le message est le suivant : vous ne perdrez pas la main, quoiqu’il arrive. Bon nombre d’intercommunalités ont fonctionné au début selon ce principe. Le maire conserve davantage qu’un droit de regard, un monopole, sur la façon dont les services de voirie, devenus intercommunaux, agissent sur son territoire. Les communes disposent d’un système d’enveloppes, calculées au prorata de la population notamment, ou garantissant le maintien du niveau d’investissement. À Chambéry, Nantes, Lille, Marseille on retrouve ce système. Sur le temps long néanmoins, des mécanismes de rationalisation budgétaire se mettent en place, portés par des services qui s’appuient sur une connaissance fine de l’état de la voirie, et imposent des critères objectifs pour redéfinir le montant des enveloppes, déplaçant progressivement les critères de répartition de l’argent communautaire. La voirie est un exemple emblématique d’une politique municipalisée au départ, qui est transférée, mais en pratique reste dans le giron municipal, puis progressivement se rationalise sous la poussée des services. Pour autant, la remunicipalisation reste, sur une durée assez longue (plusieurs mandats) un moyen classique de rassurer les maires en disant que le transfert ne changera rien, si ce n’est que le coefficient d’intégration fiscal (CIF) va s’accroitre, que la DGF sera plus importante, ce qui fait que tout le monde est content.

A côté des logiques que vous décrivez (système de représentation territorialisée, jeu à somme positive, troc…) il existe, certes rarement, du débat idéologique : communistes et écologistes s’opposant à ce que l’eau soit en délégation à des opérateurs privés par exemple et plaidant pour la régie. Comment est-ce que cela s’inscrit dans votre analyse ?
Je ne peux m’empêcher d’observer d’abord que si Bordeaux ou (peut-être un jour) Lille remunicipalisent l’eau, c’est que des arguments financiers plaident en faveur de la régie. Mais la question peut néanmoins être posée : que reste-t-il de l’idéologie dans l’intercommunalité ? J’en vois un peu. Par exemple, les élus communistes restent profondément opposés à la délégation de service public (DSP) comme mode de gestion. Mais des travaux indiquent que les positions idéologiques des élus sur le local sont de plus en plus intenables, du fait de la participation des élus aux affaires et aux compromis locaux. Je pense en disant cela à un ouvrage récent (Les territoires du communisme, 2013) dirigé par Emmanuel Bellanger et Julian Mischi. La position des élus communistes sape très largement leur capacité à tenir des oppositions idéologiques. Dans l’intercommunalité, les élus communistes ont toujours été pris en tension entre d’un côté la position nationale du PCF (« la commune cellule de base de la démocratie ») et de l’autre une implication dans les affaires intercommunales qui dément cette position. Donc si on cherche de l’idéologie on en trouve, mais il faut prendre garde au contexte d’énonciation du discours. Quand les élus communistes marseillais de la communauté urbaine disent refuser la DSP, il faut aussi relever qu’ils votent par ailleurs le budget communautaire. Je me souviens d’un élu m’expliquant qu’il ne peut pas voter les recettes pour des raisons idéologiques, mais vote le budget pour des raisons pragmatiques … C’est illustratif des tensions et des contractions dans lesquels ils sont pris. 

Nombreux sont les élus des intercommunalités qui estiment que l’absence de publicité est préférable à la publicité que donne l’élection, parce que cela évite de tels clivages et favorise la recherche de solutions consensuelles entre personnes de bonne volonté. 
Oui, bien sûr ! C’est pénible et compliqué de s’opposer, et bien plus facile de gérer des relations pacifiées ! Pour les élus comme pour nous tous d’ailleurs. Mais malgré tout, pour le dire de manière rapide, notre édifice démocratique ne repose-t-il pas sur la représentation d’intérêts contradictoires ? N’impose-t-il pas l’explicitation de ces contradictions ? Paul Ricœur a une très belle définition de cela : « Est démocratique une société qui se reconnaît divisée, c’est-à-dire traversée par des contradictions d’intérêt et qui se fixe comme modalité, d’associer à parts égales, chaque citoyen dans l’expression de ces contradictions, l’analyse de ces contradictions et la mise en délibération de ces contradictions, en vue d’arriver à un arbitrage». La démocratie suppose donc d’être au clair sur les clivages qui traversent la société avant d’arbitrer et de privilégier certains groupes au détriment d’autres. Avec Fabien, nous pensons que le rôle de l’élu, qui doit s’opposer, expliquer les raisons pour lesquelles il n’est pas d’accord et pourquoi il va tenir son désaccord, ce rôle de représentant, est un rôle pénible, inconfortable, qui prend du temps, met en danger, qui est coûteux symboliquement, d’autant plus dur qu’il faut s’opposer à des gens que l’on côtoie souvent et qu’on peut trouver sympathique. L’élu a donc besoin de contraintes pour affronter une personne qu’il trouve fort sympathique par ailleurs. Le maire du Rove, petite commune littorale de Marseille, Georges Rosso, vieux militant CGT, l’un des plus vieux maires communistes de France, expliquait en entretien que Jean-Claude Gaudin est un type sympathique avec qui il est facile de travailler. Il ne faut donc pas laisser les élus seuls aux prises avec leur idéologie…

Que préconiseriez-vous ?
À mes yeux, la seule solution serait de les mettre sous le regard de ceux qui les ont élus, donc de ceux qu’ils représentent, pour faire peser sur eux le respect des engagements pris. C’est la phrase que nous avons placée en exergue du livre, empruntée à la Révolution Française et gravée au fronton d’une mairie en Belgique : « Publicité, sauvegarde du peuple ». Petite comparaison avec l’Assemblée nationale : le fait qu’un député de gauche et un député de droite deviennent amis me semble un résultat assez inévitable des processus de socialisation dans l’institution. Mais ils doivent malgré tout s’opposer lorsqu’ils pénètrent dans l’hémicycle, ou lorsqu’ils débattent à la télévision, parce qu’ils sont tenus d’avoir des positions clivées. Le problème de l’intercommunalité, c’est qu’il n’y a ni le Parlement, ni les journalistes…

Votre analyse de l’intercommunalité ne dépend-elle pas finalement de votre conception de la démocratie ?
Ma conception implicite de la démocratie est celle de Paul Ricœur. Vous pointez-là une vraie lacune du bouquin que je reprends à mon compte : jamais nous ne disons formellement à quel type de démocratie nous faisons allégeance, la prise de position normative sur ce que doit être la démocratie n’est jamais explicitée, ce qui contribue certainement à obscurcir le débat. Je n’en reste pas moins persuadé que la machine intercommunale est une machine à dissoudre ce qui fait, selon moi, l’essence de la démocratie : à dissoudre les clivages, à faire des clivages sociaux des clivages territoriaux, à dépolitiser. Là aussi cela renvoie à notre définition de la politique : la politique peut-elle se résoudre à des jeux de concurrence ou de conflit entre territoires ou entre individus ? Je ne le crois pas.

Vous avez dit qu’il faudrait que les élus des EPCI soient sous le regard de ceux qu’ils représentent. Est-ce que l’élection des élus communautaires au suffrage universel direct réglera le problème ?
Pourquoi ces espaces ont-ils besoin de confinement ? Qu’y font les élus ? Pourquoi ne pas rendre publiques les délibérations des commissions ? Aujourd’hui notre bouquin vit sa vie, nous intervenons notamment devant des fonctionnaires territoriaux qui globalement réagissent très bien, mais qui nous disent : « pourquoi voulez vous ramener votre analyse à l’intercommunalité ? ». L’un travaille au Département, l’autre à la Région, un troisième dans une Commune, et ils nous disent tous : « chez nous c’est la même chose ! ». Ce n’est pas propre aux institutions intercommunales et, malgré nos précautions, nous avons sans doute été un peu captifs de notre objet. L’argument de la spécificité, spécificité de l’élection, spécificité du territoire, a eu raison de notre vigilance. Or cet argument que les élus et les fonctionnaires ont tout le temps à la bouche (« nous sommes un territoire spécifique ») empêche de faire de la politique. Il signifie « laissez nous mener nos affaires tranquilles », « ne faites pas des lois qui s’appliquent de manière uniforme alors que nos territoires sont particuliers ». La force de ce discours est impressionnante. De tels arguments sont aujourd’hui brandis en permanence dans le cadre des discussions sur l’actuelle décentralisation. Et pour l’intercommunalité, le délégué de l’Association des Communautés Urbaines de France ne dit pas autre chose : il n’y a pas de modèle de communauté urbaine. C’est convergent avec ce que disent tous les hauts fonctionnaires. Je considère que c’est la négation de la politique, une démonstration d’incapacité à produire un sens commun à toutes ces institutions, et des valeurs commensurables.

Vous pensez donc que votre hypothèse d’une démocratie confisquée vaut finalement pour les collectivités territoriales dans leur ensemble.
La décentralisation a créé des monstres politiques. La séparation des pouvoirs n’existe pas dans ces institutions. C’est comme si l’exécutif, l’un des trois pouvoirs constituant l’État dans notre régime démocratique en France, était une émanation du Parlement. À mesure qu’on décentralise, on renforce les prérogatives juridiques d’institutions qui sont moins pensées en termes démocratiques qu’en termes fonctionnels. Aujourd’hui la décentralisation est rabattue sur la nécessité d’avoir une administration qui fonctionne et des politiques publiques effectives. Cela vient bien avant les questions de justice sociale et de représentation démocratique. On peut d’ailleurs se demander si les travaux sur l’action publique locale, sans forcément le vouloir d’ailleurs, n’alimentent pas cette conception de la décentralisation. En mettant le doigt dans leurs analyses sur ce qui dysfonctionne, sur ce qui n’est pas efficace, et en laissant de côté la question sociale et politique. Je pense que l’on pourrait faire une analyse sociopolitique des sciences sociales du local, ou du territoire, en montrant comment ces sciences épousent et accompagnent des attentes politiques territorialisées, et favorisent des processus politiques de territorialisation. J’y ai moi-même contribué, et aujourd’hui je suis assez convaincu de l’urgence politique à en sortir parce que la dépolitisation des enjeux locaux me semble faire le lit du désengagement politique et citoyen, et d’une critique très dangereuse et sans nuance de la vie politique en général, et de la politique au niveau local en particulier.

Au sein des intercommunalités, des techniciens s’interrogent sur cette question du recul du politique, de la dépolitisation…
Quand je rencontre des fonctionnaires des intercommunalités, je le constate souvent. Les élus sont pris dans des jeux qui les contraignent à dépolitiser parce que si à un moment ils politisent une question, ou un débat, ce sont leurs camarades élus qui leur feront payer, et feront payer leur commune. Les principaux entrepreneurs de politisation aujourd'hui sont les fonctionnaires. Pas tous ceci dit : l’encadrement supérieur a fait son affaire du fonctionnement au consensus, un directeur de service remplit plus volontiers une fonction de cabinet, alors que l’encadrement intermédiaire, lui, souffre dans son travail quotidien de l’absence de politisation, parce qu’il a besoin d’arbitrage, d’avoir un patron et non quinze ou trente, parce qu’il a besoin de faire avancer ses dossiers mais n’a pas les éléments pour le faire, parce qu’il est dans le flou en permanence, navigue à vue, avec de multiples contradictions, sans être toujours soutenu par son encadrement direct. Il y a donc un véritable appel à la politisation depuis les couches intermédiaires des services.